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Au gré de la plume
14 octobre 2017

Voila un jour en 14

 

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L.T.

P.S.: Pas de photos, peut-être plus tard dans la journée.

 

15h00, Vendredi 13. Ça saute aux yeux, non ? 

 

- Quoi donc, O Mon Dadounet ? 

 

- Élémentaire. 

 

Que je me replonge dans cet environnement, fou ce que la mémoire garde dans ses coins le souvenir d'une multitude de gestes.

 

Déclic...

 

Je le constate dans des activités d'une grande banalité, en préparant mon repas de midi en solo, en prenant ma douche, en nettoyant devant l'entrée (cette dernière - activité, don - enchante Monsieur Cong, notre direct voisin, membre du Comité de la ruelle, cousin de Joseph, et à qui nous avions acheté les 61 mètres carrés sur lesquels fut bâtie notre maison), ...

 

Déclic...  

 

Replonge-je ou suis-je englouti ? 

 

En relisant ce que je débitais hier sans retenue: les micro-éléments (événements) de la vie quotidienne inondent ma cervelle. Et ça n'est rien, mon n'veu, en me comparant à Dulcinée. Elle, ah, simplement dit, en moins de 24 heures elle s'est complètement re-vietnamisée, simplement dit, disais-je, avec tendresse. Voilà qui convient à mon rôle d'outsider, de page dévoué et patient. Patient, patient, Ouaie ! 

 

Le Système V c'est pittoresque mais alors.... 

 

Hier soir (jeudi don) rentrant tardivement, Dulcinée décréta (de ce côté rien de changé) que nous sortirions manger une soupe. Moa, moa, euh... marcher trente minutes pour une soupe, là où nous avions l'habitude, euh... 

 

Finalement nous avons trouvé un petit bouchon propret à deux cents mètres d'chez nous, près du goulet de la pagode indélogeable. Et quelle soupe ! Voilà plus de vingt ans qu'on passe devant et c'est la première fois qu'on s'y arrête. 

 

En revenant nous nous arrêtons chez les Soviets malgré l'heure tardive. Les Soviets sont des couche-tard. Je salue Tom-Tom confiné à la cuisine, je regarde le golf (tournoi en Italie) en compagnie de Joseph pendant que les dames causent. Alors y'a Mamouchka bien sûr, sa belle-mère, l'aînée et Momo la cadette. Je l'aime bien celle-ci. Je la connais depuis son toujours. Aie, la grande, qu'est main'nant plus courte que sa sœur, la grande divorce ce qui l'oblige à revenir vivre chez ses parents. Le couple a tenu un peu plus de deux ans, le temps de pondre. Toujours la même histoire: en bref, la folie des grandeurs. Et quand la grandeur des dépenses surpasse les revenus (ici... deux chômeurs en p'us) la suite est connue depuis longtemps, ici et ailleurs. Le coup est dur pour les Soviets. Économiquement (malgré un solide matelas), "spacialement" car si leur maison était assez confortable pour une famille de quatre elle l'est moins pour quatre + une fillette (2 1/2). Cependant le plus dur c'est accepter l'échec d'une part et de "revenir à la case départ"... d'autre part. Cette famille est très solidaire, les membres sont presque trop liés. C'est donc un double échec, les Soviets ont connu peu de défaites, ils regardent souvent, regardaient, celles (les défaites, don) des autres avec un discret "mépris-désolé". La proximité de la retraite de Joseph (bis: il n'a pas le choix, c'est ainsi dans l'armée, rappel: il a l'âge de Dulcinée), cette échéance attendue avec impatience (ah, putains de golfeurs), cette échéance prend une autre allure, la future divorcée, aux goûts de luxe, ne travaille pas depuis un an (au moins) et elle a sa fillette sur les bras (et son futur-ex époux est lui aussi sans activités lucratives). Ne pleurons pas, ils s'en sortiront ... la même chose mais autrement. 

 

C'est épouvantable de l'écrire ainsi: le malheur des Soviets met du baume au cœur de Dulcinée. Rien de méchant. Elle se souvient de certains de leurs commentaires, des plus sensés et sentencieux, à propos des âneries de son fils, et quelquefois de "regards" condescendants posés sur ce malheureux garçon (considéré par eux comme voué à de répétitifs échecs, comment "leur donner tort"?). Pouf ! 

 

Concluons ce sujet. Il est visible que cette jeune future-divorcée est en souffrance, qu'elle n'ait jamais appris l'humilité ne change rien à sa peine. Quel est son avenir, comment envisage-t-elle une très hypothétique et nouvelle aventure amoureuse ? 
22h30, vendredi 13 octobre.

Vers les cinq heures de l'après-midi je me suis en piste. Dulcinée m'attendait en ville. Incroyable remontée de la rue Hoang Hoa Tham à l'heure de pointe. Quel spectacle. Inutile de se poser des questions ou de suggérer quelques solutions à la manière des touristes. Congestion totale. Peu m'importe, j'oublie les acrobaties des motocyclistes, j'observe les échoppes, boutiques, ateliers le long de la rue. À hauteur du jardin botanique. Une seule remarque, la situation me parait pire que l'an passé. En somme, c'est à la fois pittoresque et désolant (pensons aux pendulaires, camarades travailleurs, mamans récupérant leurs enfants à la sortie des écoles,...).

En ville je retrouve Dulcinée qui, je le prévoyais, est épuisée. Elle ne sait pas s'arrêter "avant". Du "bureau" nous marchons jusqu'à un arrêt du bus 45 en direction de Time City, où vivent son fils, sa belle-fille, l'ex et le petit-fils de Dulcinée. 
Moment de bonheur quand grand-mère retrouve le mini Nguyen... qui lui sourit.

Dès que le môme m'aperçoit il hurle. Je sors et j'attends au bas de l'immeuble. Un peu plus tard Dulcinée, son Nguyen (surnommé Ron !) et moa, moa à distance don, nous marchons jusqu'au proche domicile du malheureux papa et de son épouse (actuelle). 
- Marche loin devant c'est au T3 (chaque building contient au moins 400 appartements). 
Tout ça pour que le môme arrêté de chialer.

Repas. RAS. Nguyen-Ron joue avec Tina (fille de l'épouse du fiston, née d'un premier mariage)
Taxi > Buoi...trente minutes. CHF 5,50. 

Et c'est soirée karaoké au contour de note ruelle. Moa, moa, j'aime. Chantent faux, presque tous mais y'a du poumon comme les chorales de mes messes.  

Ah, Dulcinée veut que nous installions la moustiquaire qu'elle vient d'acheter. On plante des clous dans la nuit et en plein karaoké. En cours d'ouvrage voilà que le support des rideaux lâche. Martelons gaiment. Ça tient. 
Voilà....

Samedi, 10h15: hier pour un "vendredi 13" j'en eu ma dose ! En sortant pour aller prendre le bus, clac, la deuxième porte d'entrée se ferme, faute à mon empressement. Un doute me saisit. J'essaie de re-ouvrir, impossible, le loquet est grippé. Franchement paniqué, imaginant déjà que nous ne pourrons plus entrer, j'appelle M.Cong, voisin, membre du Comité,..., sauvé ! Merci M.Cong. Trente minutes d'attente à l'arrêt du bus. Au retour le support du rideau de la chambre à coucher sort de ses gonds. Marteau, nouveau tampon, je visse, sauvé. Plus tard, pipi, WC bouchés. Baouf finalement on s'en sort pas si mal pour un vendredi 13. 
- Tu es superstitieux, O Mon Dadou ?
- Bien sûrement p'isqu'chuis chrétien, O Tendre Amie, si présente.
Dulcinée fait son marché. Le soleil est éclatant. 

 

. "Tu duca, tu signore e tu maestro "

Paroles de Dante à Virgile qu'il prend comme Guide dans sa descente aux enfers.

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Retour à Bruges, Mars 1477. Mort du Commerçant Hugo van den Boogart. Maladies de sa veuve Berthe et de son frère Johann. Anne de Thuin, épouse de Momoh, se retire dans un couvent, 1477. Une Flandre autrichienne, 1478 – 1482. Un vieil homme solitaire, 1482 – 1483.

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La blessure sentait mauvais. Sous un bosquet Benjamin construisit un abri, entassa des branches humides et frotta son briquet. Djamila réunit tout son maigre courage pour nettoyer cette plaie béante et déjà infestée de vermines. Parfois Guillaume s’éveillait, incapable de reconnaître son entourage. Il respirait à peine. 

-    On va le ramener à Mulhouse, ici personne ne le soignera.

-    Tu crois qu’il tiendra ?

-    Si on arrive jusque là bas, Rodolphe nous trouvera un chirurgien.

-    T’as vu son ventre, tu crois qu’un carabin saura lui réduire sa tripaille ?

-    Allons y !

Un lit de paille atténuait les secousses de la route. L’agonisant ne souffrait plus. Djamila lui rafraîchissait le visage et les lèvres. En chemin un officier les força à charger des éclopés. A mi-parcours Guillaume fut pris d’une brusque convulsion, les muscles se raidirent, le soldat ouvrit les yeux. Momoh lui écarta la mâchoire et se pencha pour saisir la moindre haleine.

- Il est mort !

Guillaume quittait ce monde sans reprendre conscience, ne sachant qui l’a « sauvé ». De très loin le malheureux crut qu’on parlait de lui, il lui semblait entendre la voix de son père. Où était-il, où l’emmenait ces gens ? Il percevait une forme, une ombre, un contour. Quelqu’un posait un voile sur son visage. Et puis ce cheval qui trotte ? Fomalhaut !

- Eh ! Il pue ton macchabée, bascule le dans le ravin, tu vas pas nous faire voyager avec cette pourriture ?

Momoh ignora les quérimonies des estropiés, couvrit le corps d’une peau de chagrin et fouetta ses mules.

- Que vais-je en faire s'interrogea-t-il, c’est vrai qu’il se décompose. Lui offrir une sépulture à Mulhouse ? Que pensera sa pauvre mère ?

 

Von Erlach partagea la peine de son ami d’autrefois. Il découvrit la dépouille et examina hâtivement la plaie.

-    Personne n’aurait pu raccommoder son boyau. Tu n’y pouvais plus rien.

 Ensemble Rodolphe et Momoh avaient écumé les bordels et les auberges de Dijon. Ils avaient  évoqué leur famille, les enfants, la difficulté d’être père. Momoh lui avait montré les miniatures peintes par son oncle Johann, celle d’Anne, celle de Mariette et de Guillaume alors enfant.

-    Nous étions jeunes ! Tu sais, ton petit, le mieux c’est de le brûler, tu ramèneras son reste à la pauvre mère.

-    Elle ne voudra jamais croire que je lui rapporte les vraies cendres !

-    Ouaie, les génitrices sont pareilles. Alors tu lui tranches la pogne, tu la mets dans un bocal où tu frelates ensuite un bon vinaigre, la main, elle saura qu’elle appartient à son mineur.

C’était là le bon sens d’un officier ayant survécu à moult batailles et campagnes guerrières.

-    J’ai à l’hospice une dizaine de blessés qui ne passeront pas la nuit, j’ferai pareil, clac… une dextre pour chaque maman ! Impossible de t’expliquer mais garder cette putain de bocal près de la cheminée les rassure et les curés n’y trouvent rien à redire sauf que ça fera problème le jour de la Résurrection!  

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Il fallait se résoudre à cette extrémité ! Le Bernois leur indiqua une forge. Là ils pourraient accomplir leur triste besogne. L’atelier paraissait abandonné. On glissa le corps sur une planche. Momoh fouilla l’atelier et découvrit une hache en mauvais état. Benjamin pleurait et ravalait ses larmes. 

- Ben, tiens-lui le bras, je vais couper à hauteur du poignet, si je sectionne plus haut elle n'entrera pas dans mon bocal.

- Benjaminus, je veux que tu m'appelles Benjaminus !

- Benjaminus, Ben, c'est pareil, tu ne feras jamais de moi un Juif et toi tu resteras un Hébraïque jusqu’au jugement dernier, vois comment s’entretuent les Chrétiens, allez, tiens bon.

- Abraham, Moïse…

- Abraham, Moïse ? Morbleu, Moïse a fait plus de guerre que cet imbécile ! Il a zigouillé trois mille de tes frères à peine redescendu de sa montagne, rien que parce qu’ils avaient bricolé un veau d’or. Et Abraham n’a pas hésité, il allait sacrifier son fils au Mont Moriah.

- C’n’est pas vrai.

- Si c’est vrai c’est un Juif qui me l’a dit. Même Sara en témoigne, elle a assisté à la scène grâce à un artifice de Satan.  

Le malemort identifia cette voix puissante, un bref souvenir de ces foudres paternelles traversa son esprit. Il ouvrit encore une fois les yeux.  Pourquoi cet homme lui vouait-il tant de haine ? Guillaume chercha le doux regard de sa maman. Pourquoi l'empêchait-il d'approcher. Il aurait espéré son réconfort, avec elle le pire s’arrangeait, on l’habillait en premier, on le servait avant l’heure du repas, elle oubliait ses vilaines frasques.

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 Momoh saisit la cognée. Le cadavre de Guillaume s'était raidi, en le bougeant on entendait craquer ses articulations.

- J'ne peux pas, c'est contraire aux Livres, je ne peux pas te laisser commettre ce crime.

- Crime ? Il est mort, il pue. Veux-tu que je ramène cette charogne à sa mère avec des vers qui lui bouffent le dedans ? Elle saura identifier la main malgré sa maigreur. Ensuite je brûle le reste et je rentre chez moi. Rodolphe sait de quoi il parle ! Je suis fatigué, tiens lui le bras.

- J'aurais du rester à Venise !

- Retournes-y coglione, ne vois-tu pas vu comment ils traitent tes frères ?

- Le Conseil des Juifs trouvera un arrangement, le Doge mettra de l'eau dans son vin, la Sérénissime est la plus pragmatique des républiques...

- Putain de merde, t'es vraiment un Juif con et obtus ! Allez, tiens-lui le bras.

- Qu'est-ce qu’il nous est arrivé de bon depuis notre départ, hein, Momoh, dis moi ?

- Arrêtez vous deux, trancha froidement Djamila 

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Guillaume sentit la vague présence d’une femme mais ce n’était pas le parfum de sa mère.  D’un cinglant effort Momoh amputa la main de Guillaume à hauteur du poignet. Il s'en saisit bientôt et la laissa glisser dans un de ces vases qu'il avait achetés à Murano. Il déversa le verjus n’ayant pas trouvé de vinaigre. La main flotta.

-    Brûlons le corps.

« Abraham chargea sur son fils Isaac le bois du sacrifice. Lui-même portait des braises pour le feu et un couteau… » (Genèse 22, 6).

Ils arrangèrent les fagots là où l’on fondait l’acier et déposèrent la mince dépouille du soldat sur son cercueil de branchages.

- Et si les flammes attirent l'attention ?

- Nous sommes en plein dans une ferronnerie, personne ne nous surprendra et puis ils craignent trop les fantômes et les âmes vaincues.

 

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L'odeur devenait insoutenable, une fumée caustique s’échappait du brasier, ils s'en écartèrent pour mieux respirer. Ainsi retourna en poussière Guillaume van den Boogart, fils d'Anne de Thuin et de Momoh van den Boogart. Au matin ils talonnèrent les dernières braises et récoltèrent les cendres ne sachant trop ce qui était du charbon de bois ou les restes authentiques de Guillaume. L'urne remplie ils la scellèrent avec ce qu'ils avaient sous la main.

- Mettons-nous en route Benjaminus, reste cent lieues à abattre. L’étape, nous la ferons à Aubange, des personnes de confiance sauront nous héberger et nous conforter.

- Quel prochain malheur pouvons-nous encore "espérer" ?

- On est vivant, c’est bien assez pour remercier le ciel. Lui, personne ne le forçait à choisir les armes.        

                                                        "Sit tibi terra levis"

  

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Noël approchait. Chacun avait le sentiment que ce serait le dernier qui réunirait la famille. Enfin, la famille qui vivait en cette confortable demeure de la rue Groenerei. Durant la bonne saison les résidents se tenaient coté jardin, le long du canal Peerden,  jouissant d’une agréable fraîcheur. Le lierre couvrait les façades. En face, la closerie du béguinage leur garantissait calme et sérénité. L’été, les petits-enfants Boogart se retrouvaient avec Daniel et Mariette. Chaque année les filles d’Hugo se débarrassaient ainsi de leurs engeances, pour deux ou trois mois. Les gamins grandissaient tumultueusement, les adultes vieillissaient d’inquiétude. L’oncle Johann jouait au professeur, il enseignait par habitude l'écriture et la lecture à cette jeunesse dissipée. Avec le temps il perdait la mémoire. Certes le peintre travaillait toujours à son atelier mais il n'acceptait plus qu'une commande par an. Ce qui le passionnait, c'était la grammaire. Cette discipline servait de base à sa doctrine humaniste, par ses aspects historiques (l'origine des mots et des règles), ou géographiques (l'apport de vocables germains, scandinaves, celtes et arabes), naturalistes (par les familles de mots) et enfin moraux par le fondement civique et religieux des substantifs. Profondément croyant, l’apostolique insistait premièrement sur le message des Evangiles et négligeait volontairement l'Ancien Testament. Virgile, Cicéron, Horace, Platon, il les tolérait encore. Nul ne savait pourquoi il s’était fâché avec Epicure. Ce pédagogue en  pleine sénilité se faisait à l'idée d'une parlure qui évolue pour autant que syntaxe et sémantique prennent le pas sur les aspects descriptifs et normatifs. Conscient que cette bouillante marmaille ne lui prêtait qu'une oreille flottante, il savait oublier son sérieux et se lancer dans une lecture commentée de Sénèque.

 

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Autrefois, là, en soirée, durant les froids hivers, seuls se réunissaient les habitants ordinaires des deux maisons Boogart. La nuit tombée Johann abandonnait son atelier et franchissait le seuil d’à coté, accompagné des apprentis et de sa fidèle Hazeline. Berthe, Hugo se tenaient sur un large divan. Autour, assis sur des coussins, s’installaient Anne, Momoh, leurs enfants Guillaume et Mariette, Claire, Daniel et son aveugle de mère qu’on avait gardée. Johann avait droit à un fauteuil rembourré qui ménageait ses hémorroïdes. Les servantes s'asseyaient, elles, sur les carreaux de la grosse cheminée qui séparait la pièce haute de la cuisine. De novembre à fin mars le feu ne mourait jamais.

Maintenant, le chien Renzo se traînait misérablement pour s'affaler aux pieds de son maître. La bête avait  donné l’essentiel de son amour. Douze ans d’une féale servilité.

Lors d’un précédent voyage à Bale, Momoh avait ramené un certain Hans Platter. Le garçon semblait doué pour la médecine. Sa famille ayant décidé de l’envoyer au séminaire, il avait préféré s’enfuir. En attendant une hypothétique admission à l'Université de Louvain, le « goliard » profitait de l'hospitalité des Boogart. L’absence du marchand lui permettait de prolonger un accommodant séjour. Hans ne s’ennuyait jamais, Johann lui avait exceptionnellement ouvert sa bibliothèque, l’étudiant y passait le meilleur de son temps. Les servantes murmuraient parfois qu’il dormait souvent dans le lit de Claire.

Les jours passaient, tristes, personne n’osait plus espérer un proche retour de Momoh ou la réapparition miraculeuse de Guillaume le Conquérant.

Au soir de la Nativité, Hugo aimait prendre soin du foyer. Sur les braises ardentes, il plaçait une grosse bûche qu'il appelait « cachefioc ». La coutume veut que le dernier né de la famille consacre cette bûche le soir de Noël en attendant le médianoche. Mariette avait répété presque « vingt » fois sa leçon en compagnie de grand’maman Berthe, bien qu’aujourd’hui la jeune femme se trouve trop grande pour ces gamineries. Elle le fait quand même pour son grand’papa. Au moment qu’Hugo décide, dans sa main droite Mariette prend un verre de vin, dans la gauche des miettes de pain de seigle et une pincée de sel marin. Son « frère » Daniel allume un cierge. Faute aux absents, il a bénéficié d’une sorte de promotion au sein de sa famille d’accueil. Inquiet pour l’avenir, Hugo choisit de régulariser la situation de cet orphelin de père, souhaitant ainsi protéger la survie de l’entreprise familiale. L’adoption  mettait aussi le jeune homme à l’abri d’une contrainte militaire. Le bourgmestre venait de signer les documents et l’Abbé de Sainte-Ursule corrigea le registre des baptêmes. L’Aveugle avait accepté avec gratitude et soulagement que son fils devienne un « Boogart ». En cas de malheur le vieux marchand aurait un successeur qui prendrait la relève. Le relief ne pourrait être contesté. En cela il ne lésait ni son petit-fils Guillaume ni sa petite-fille Mariette. Le premier hériterait du domaine de Saint-Trond et la deuxième avait sa dot au chaud depuis longtemps. Daniel, lui, souhaitait simplement qu’on protège son aveugle de mère.

Mariette acheva sa docile récitation qu'elle savait par cœur, il suffisait de modifier une ou deux sentences pour renouveler cette antique dévotion:

"Où Grand'père Hugo, Oncle Johann

Vont et viennent

Que Dieu leur accorde leur bien,

Que les femmes enfantent

Que les chèvres chevrettent

Que les brebis agnellent

Que les vaches vellent

Que nos mules poulinent

Que les chattes chatonnent

Que les rates ratonnent

Et que ma tante Claire trouve un doux compagnon

Que notre grand frère Guillaume rentre sain et sauf

Que notre papa Hjeronimus revienne avant l’Epiphanie,

Que Daniel reste toujours parmi nous,

Que notre aubain Hans de Bâle devienne un grand savant,

Que nos amies servantes et l’Aveugle soient fidèles,

Que notre colon de Saint-Trond fasse bonne saison

 l’an venant

Que le chien Renzo tienne l’hiver.

Que les vieilles bourriques reçoivent longtemps encore

leur picotin après nous avoir si bien servis,

Que les canards nous reviennent à la Reverdie

Et pas du tout de Mal

Mais rien que du Bien !"

 

Son fatras terminé, Mariette jeta trois pincées de sel sur la bûche :

- Au nom du Père, du Fils et de l'Esprit. Que Dieu protège Moeder Berthe et notre maman Anne.

Elle fit de même avec les miettes. L'assemblée reprit avec elle :

- Au nom du Père, du Fils et de l'Esprit.

Radegonde servit alors des fruits secs, des amandes et des noix présentées dans des paniers d'osier que les uns et les autres se passaient. Ni viande ni légumes mais un peu de vin chaud à la cannelle. A l’écart, sur une petite table, on a gardé trois assiettes et trois verres de vin, signe d'hospitalité et d’espoir envers un voyageur égaré dans la nuit, envers les deux absents. Johann raconta une fois encore la légende de Renart. Chacun la connaissait pourtant. Il sortit ensuite un vieux bestiaire et lut l’histoire du Chat botté. Le lendemain de Noël, la cuisinière préparait traditionnellement une daube :

-    six livres de sanglier

-    six livres de poivre noir   

-    une pinte d’eau de vie de vin

Première levée, la patronne des fourneaux refoulait brutalement les intrus et le chien que ce fumet de venaison excitait. Elle sortait son plus large chaudron, y faisait blondir un émincé d’oignons-échalottes dans un fond d’huile d’olive, jetait deux livres de lard demi-gras et une poignée d’oignons des Vertus. Elle versait ensuite son eau-de-vie ou ce qu’il en restait, l’appareil mijotait toute la matinée à feu doux. A la fin de la troisième heure elle hachait deux poignées  de cèpes qui finissaient dans la cuisson. Par ailleurs cette maîtresse cuisinière préparait une purée de marrons. Une domestique dressait la table d’une nappe qu’Hugo avait autrefois ramenée du Pays des Souabes. On décorait le plat avec des oranges percées de clous de girofle. En entrée, Berthe voulait qu’on serve un pâté de lièvre en croûte. Pour le dessert chacun se régalait de pains d’épice.

Grand’maman Berthe l’avait toujours su, la guerre prendrait au moins un Boogart une fois ou l’autre. Elle se taisait pour ne pas trop angoisser Anne dont le corps se cassait mois après mois. La bonne humeur d’Hugo ne suffisait plus. Lui, plus personne ne l’empêchait de boire ou de se goinfrer.

 

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Deux jours plus tard, en matinée, la servante courut chercher le médecin. Marcus de Velroux avait étudié à Montpellier. Cette Université formait des praticiens à l'ancienne, elle s'inspirait de la tradition arabe. Montpellier sut tirer avantage de son voisinage avec les Maures. La faculté de Médecine ne jurait que par Avicenne (Ali al-Husaynibn'Abd Allah ibn Sina, 980-1037 originaire de d'Ouzbékistan alors province perse), le docteur philosophe.  La chirurgie, Velroux en avait appris les bases à Salerne en Italie.

Maman Berthe a placé un mol oreiller de plume sous la nuque de son époux. Le corps d'Hugo s'enfonce dans l'épais matelas. Lui qui aimait tant rire, le premier à boire le jour de la Saint-Bernard, protecteur de sa Corporation. Il a triste figure. Une domestique lui essuie le front. Hans le bâlois l’aide à soulever la tête du malade. En silence Marcus de Velroux ausculte son patient. Le pouls semble normal mais personne n'ose poser de questions. Le matin Hugo s'est plaint d'une douleur tenace au ventre.

-    Tu n’aurais pas un peu forcé sur le vin chaud pour la Noël ?

-    Pas besoin de la Noël pour qu’il s’enivre mon pécheur !

Le médecin pressa l’abdomen.

-    Le duodénum est enflammé. Femme, ton mari évacue-t-il ?

-    S’il évacue ? C’est la chienlit ! Je devrai faire venir la lavandière avant les Rois, Sainte Goton, une lessive en plein hiver ! Il m’aura tout fait.

Berthe en voulait à son époux de lâcher prise. Elle souffrait presque autant que lui mais ne pouvait s’empêcher de le blâmer.

-    Il a traîné sa bosse à travers le monde, il paie !

-    Bien, voyons ce qu’on peut encore sauver, Berthe cherche moi un peu de lumière. Je crains qu’un vilain chancre ne lui ronge le foie depuis des lurettes.

Le praticien n’eut pas besoin d’attendre, la vieille servante arrivait avec deux grosses bougies.

Le docteur examine maintenant les urines. Pour cela il fait tendre un drap noir près de la fenêtre. Le plus habile des hommes de l'art peut ainsi distinguer jusqu'à vingt nuances d’humeurs cystiques.

-    Ce n'est pas un trop de sucre cette fois-ci ! Rappelle-moi le signe de ta naissance. Des diarrhées, des vomissements ?

-    Capricorne.

-    Hum ! Capricorne ? Mon Dieu !

Son diagnostic est encore réservé. Bile, lymphe, sang, nerf, l'interrogatoire est systématique.

- Similia similibus curantur, les semblables guérissent les semblables, moutarde de cantharide et une préparation traditionnelle.

Dame Berthe est trop anxieuse, c'est Claire qui prend note, elle a sorti sa trousse-feuille, son encrier et sa plume d'oie, la recette paraît compliquée :

- Du souffre

- Des couilles d'un veau récemment égorgé

- Des branches de figuiers de Barbarie qu'on trouve chez l'apothicaire

- Des feuilles de coquelicot bouillies

- Du suc de rue

La complétude énergiquement malaxée et additionnée d’un vin chaud.

- Vous trouverez ces ingrédients chez Nicolas Myrepse, pas les parties génitales de veau, mais à cette heure-ci un charcutier vous en fournira aux halles Saint-Léonard. Je reviendrai ce soir pour une saignée. En attendant, notre estagiaire Hans va lui administrer un clystère de camomille.

- Mais de quoi souffre-t-il, allez-vous me le repasser ? Osa maman Berthe ?

- De quoi souffre ce gros lard ? Tu le sais mieux que moi, il a trop bouffé de cochon, il boit sans soif et il est usé par ses bouts à force d’expéditions à l'étranger. Il s’ennuie de votre Momoh, de ses chiens morts, des gigolettes qu’il a baisées à chaque étape,… 

 

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Nicolas Myrepse demeurait en bas de la rue des Echevins. Son officine occupait le rez de l'immeuble, l'appartement le premier étage. Le pharmacien finissait sa soupe matinale dans laquelle baignaient ses mouillettes. L’apothicairerie ressemblait à un sombre capharnaüm. Hans, qui accompagnait Claire, identifia quelques senteurs d'herbes médicinales. Il lui arrivait d'en acheter et de s’essayer à la composition de préparations thérapeutiques.

-    Aie, aie, montre moi l'ordonnance. Hou ! Là, c'est grave, mes amis, si j'en juge par la prescription, fi de sinécure.

On trouve de tout sur ses rayons, du sucre des Indes, du gingembre, de la cannelle, de l'anis, des herbes, des objets magiques comme des saphirs, de la mandragore, des pots en verre de taille différentes contenant de la chair de vipère, des grenouilles, des vessies de porc, du fiel de hyène, des larmes de cerf, des limaces, des cloportes entiers et séchés. L'herboriste verse les substances recommandées dans son mortier, broie la mixture, la passe au tamis avant de la réchauffer dans un chaudron en ajoutant le vin.

- Tu n'aurais pas un talisman en plus ?

- Il est de quel signe ?

- Capricorne !

- La corne de cerf est propice aux natifs de ce signe. Mais n'oublie pas les oraisons, en situation critique il est primordial de ne pas fâcher le Ciel!

Hugo van den Boogart mourut en soirée, peu après son lavement et avant la saignée. Il avait combattu longtemps la goutte, échappé à la peste et aux maladies honteuses, voilà qu'il rendait l'âme sans qu'on sache trop pourquoi. Occlusion intestinale ? La longue absence de Momoh l’avait achevé ou alors était-ce l’ennui de ses chiens morts.  « La mort ? En y ai pas de quota de rire, me en y ai pas de quoé de peiurer ». Des servantes secouées de larmes prirent grand soin de vider de leur eau les récipients de la maison, car le Double (âme) du défunt a pu s’y laver, se purifiant avant de s’en aller vers l’Ailleurs.

- Le « maître des abeilles » vient de passer, cria la rebolleuse en remontant les rues et les canaux de Bruges, Hugo van den Boogart s’en est allé au Purgatoire. On l’enterre jeudi à tierce de relevée.

L’annonceuse de mort parcourut ainsi la ville entière, des beaux quartiers jusqu’à l’Oud Bruges, à fin que chacun apprenne la triste nouvelle. On la payait à cet effet. Son tarif s’accordait aux circonstances du décès et au niveau social du défunt. La disparition d’un enfant baptisé coûtait deux sous, celle d’un guildien… cinquante !

Le repas de funérailles eut lieu dans la grande salle à manger. Poulets, lapins, soupes et un large tonneau de vin. La coutume interdisait qu’on « trinque » à l’absent. A la fin de la repue, chacun s’en alla au bord du canal pour se laver les mains, une coutume qui datait des épidémies de choléra. On ne les séchait point, par superstition. Berthe mentit au prieur de la Quitterie, qui avait procédé aux cérémonies, en lui racontant que son mari était parti d’une infection généralisée. L’Eglise l’autorisa donc l’incinération du défunt, autrement cela eut été péché mortel ! Elle pourrait ainsi ensevelir ses cendres près de la mare aux canards ainsi qu’il en avait exprimé maintes fois le souhait. Là où reposaient ses chiens. On grava sur une pierre cette interminable épitaphe :

“ Hic jacet

Hugo Vincent Van den Boogart

Du monde, de la chair et des diablesses

Il a largement goûté

Les démons l’ont protégé et inspiré

Mais à l’heure ultime

Il a tourné son regard vers le ciel

En humble conversion

Duquel Saint-Bernard patron des voyageurs

L’an 1477 a béni le départ 

O Dieu Puissant élève ce fils septuagénaire

Près du Saint Esprit 

Mais pas trop loin d’une chope de bière

et tout près de ses chiens »

  

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La veuve ne se remit pas de la mort de son compagnon, bien qu'entourée de ses filles, de sa belle-fille et de ses petits-enfants, Mariette et Daniel-l’adopté. Sa vue s’offusquait petit à petit et la pauvre femme s'encoublait partout. Claire l’emmena à Bruxelles. Par sécurité Hans Platter les suivit.

Un ophtalmologiste réputé y pratiquait des opérations de la cataracte. Cet homme puisait sa science dans les travaux (de re medica) de Celse, un savant qui vécut à Rome il y a plus de 1500 ans! Son tour de main, le spécialiste bruxellois l’avait acquis en fréquentant la clinique lisboète du médecin juif Abiatar. Cet expert avait opéré le Roi Jean II d’Aragon d’une identique affection. Le chirurgien prit son temps avant de risquer un pronostic.

 

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-    Elle est bien âgée pour une intervention ! Je ne tenterai qu'un oeil.

Il acheva son examen en prostituant de grosses lettres à fin de mesurer l’étendue de la maladie. Le praticien travaillait dans une pièce très éclairée. Il fit coucher sa patiente sur un brancard près de la fenêtre. Claire n'était pas rassurée, pour être franche, elle en aurait pissé dans sa culotte si Hans ne lui avait pas tenu la main. Tandis qu'il se préparait, le médecin expliqua chacun de ses gestes.

- L'immobilité de l'organe est capitale, aussi vais-je bander son oeil droit, de cette manière les deux yeux bougeront le moins possible.

Il choisit une aiguille très fine.

- Vous, jeune homme, serrez lui fort la tête, j’enfonce la pointe au milieu des deux tuniques qui couvrent l'oculaire, entre la pupille et l'angle externe. Attention aux vaisseaux.

Il poussa le trocart d’une main ferme et experte, l'inclina ensuite vers le cristallin faisant un léger mouvement de rotation avant de presser l’instrument vers le bas de l'oeil.

- C'est terminé ! Pas nécessaire de réduire la partie lésée en fragments, les risques de complication seraient ennuyeux.

D'un geste habile il retira le poinçon. La patiente reprenait ses esprits. Un carabin, assistant du maître chirurgien, prépara un pansement enduit d’un blanc d'oeuf.

-    Evidemment il lui faut du repos et du temps. Dès demain vous appliquerez sur l’orbite un collyre que je vais vous préparer. Au début la malade ne distinguera que les ombres. Si votre mère est satisfaite, revenez dans six mois pour l'oeil droit. Comme vous habitez loin, je vais vous écrire la formule de cette drogue, un bon pharmacien saura la comprendre.

« Prendre un os humains, le plus gros qu’on trouvera, le casser et le rougir au feu, ensuite le placer dans un pot en terre en mélangeant avec de la graisse d’homme ou du saindoux. Couvrir un jour. Piler. Distiller au feu de sable jusqu’à ce qu’il ne monte plus rien. Exposer au soleil le temps de consumer une bougie de trois pouces ». 

Pendant que sa mère se reposait à leur auberge, Claire fit une brève visite aux de Thuin, parents de sa belle-sœur. On la reçut froidement se plaignant encore d’avoir été dépossédé de ce fermage de Saint-Trond.

-    Je pensais que le contadin vous payait le cens deux fois l’an ?

-    Misérable revenu, ce paresseux triche et votre frère le laisse faire. Le domaine est prospère, nous devrions toucher trois fois plus.

Il n’y aurait jamais d’entente avec ces gens. Elle songea combien Anne avait su s’arranger de leur vie brugeoise.

-    Un moine qui venait de là-bas nous a rapporté que le vieux colon tire vers sa fin, la prévôté nous accordera mainmorte et nous retrouverons justement notre bien.

-    Mais mon frère a fait établir les lettres au nom de votre petit-fils Guillaume.

-    Guillaume, où est-il ce Guillaume que vous appelez mon petit-fils, je n’ai de descendance qu’au sein de ma Noblesse. Nous agirons, foi de Thuin, votre ignoble frère payera son forfait !

Claire tenta de changer de sujet, le vieux Thuin s’échauffait pour rien.

-    Et que deviennent les époux de vos chères filles ?

-    Précisément, Damoiselle Claire, ils sont à Dijon où on leur a promis d’importantes charges si ce n’est un baillage, tel celui de Saint-Trond qui conviendrait à merveille, dès que le Duc d’Occident en aura fini avec cette révolte des Lorrains.

L’aristocrate décrépit semblait savourer à priori une revanche sur l’infortune qui lui avait refusé un oisif enrichissement, injustice que Momoh le Bourgeois personnifiait à ses yeux d’éternel indolent. Elle en eut assez d’entendre les méchancetés de cet antique boyard de salon. Claire entraîna Hans au cœur de la ville où se trouvaient les marchands de tissus et les meilleurs tailleurs de Flandre. Si la guerre ravageait les caisses de la bourgeoisie, elle ne troublait en rien la vie mondaine des Bruxellois.

La vieille fille avait certes pris des ans mais pas un pouce de graisse. Elle gardait un caractère jovial. La disparition de son père, l’absence de son frère Momoh, celle de son neveu Guillaume l’attristaient de même que l’angoissait l’aveuglement progressif de sa maman Berthe. Peut-être avait-elle hérité de la nature généreuse de son patje ? Pourtant, depuis qu’Hans lui était tombé du ciel, ou peut-être était-ce une ruse de son frère, elle retrouvait le goût d’entreprendre, sans illusion sur sa jeunesse perdue mais décidée à tirer le meilleur de son bel automne. A son contraire Anne, sa belle-sœur, rapetissait pareille à une pomme sèche, elle s’enfermait des jours entiers dans ses appartements à espérer l’hasardeuse réapparition de son Guillaume.

 

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Claire et Hans visitèrent moult échoppes et boutiques. Le Bâlois se prêta au jeu, avec docilité, flatté qu’on le prenne pour un nanti. Elle força son amant à l’essayage d’une broigne de cuir, peut-être encore trop large pour lui ? Les sous en plus qu’elle compta sur la table du tailleur persuadèrent ce dernier de l’urgence à effectuer les retouches souhaitées. Elle abandonna un moment son compagnon pour se cacher derrière une secrète tenture et passer le plus audacieux des gipons ! Puisque les puritains brugeois les empêchaient d’afficher leur fin’amor et le dévoilement de leur entente, la coquine compensait en inventant de tendres jeux à l’heure où toutes les chattes sont grises. Tandis qu’une petite main finissait les reprises en immobilisant l’eschollier, elle fit empaqueter discrètement cet appétissant corsage se promettant de l’étrenner lors d’un prochain Morganegyba (don du matin). Pressée par le temps, l’ardente guêpe lutinait son fervent, soir et matin. Et c’est l’orée du jour qu’elle craignait, l’heure où l’œil des matous mesure le ravage du temps. Et puis il lui fallait oublier et faire oublier les vingt ans d’avance qu’elle avait pris sur son aimable déterminant (déterminence).

Anne voulait croire qu’une suite de malheurs ne s’arrête plus. La raison l’abandonnait doucement. On avait espéré Momoh pour la Toussaint, puis à la veillée de Noël et enfin au jour de l’Epiphanie et pour le début du Carême. Quand Claire pouvait enfin lui rendre courage, elle gémissait alors sur son Guillaume de soldat.

L'opération de Berthe fut une réussite même si elle louchait encore. Hélas la vieille femme s'ennuyait trop de son défunt, se ramassait en s’impatientant du retour de Momoh. Imaginer le sort catastrophique de Guillaume l’angoissait pareillement.

Johann subit une attaque cérébrale qui paralysa la moitié de son corps. Désormais le vieillard ne s’exprimait plus que par des « mememememememe », il tendait sa bonne main et s’énervait qu’on ne le comprenne plus. Johann et l’Aveugle étaient les seuls familiers qu’Anne tolérait encore. Peut-être croyait-elle porter un fardeau comparable à celui du vieil homme, une peine qui le rongeait depuis si longtemps ? L’Aveugle ? L’aveugle ne pouvait mesurer son effondrement, à ses « yeux » elle restait la Noble Damoiselle Anne de Thuin, celle d’autrefois. 

Mariette et Daniel célébrèrent leurs vingt et un ans. En l’honneur de cette majorité, Claire organisa une fête qu’elle voulut heureuse et preuve de confiance en l’avenir. C’est elle qui tenait maintenant la maisonnée. Hans repoussa encore son départ pour l’Université prétextant un prochain retour de Momoh. En fait il n’avait plus vraiment le choix ayant épuisé son infime pécune. A cette occasion Anne accepta de quitter sa chambre. Grand’maman Berthe fit un effort pour paraître enjouée et jurer qu’elle y voyait presque mieux. Johann retrouva son sourire en coin. Sa main valide tenait celle d’Anne, ils se protégeaient d’une voisine démence. Mariette restait l’enfant calme qu’elle avait toujours été. Par quel sortilège a-t-elle pu « hériter » du fatalisme de son grand’père, songeait Berthe ?

Daniel avait suivi l’éducation des enfants Boogart. Selon l’itinéraire de Momoh, le garçon endura stoïquement quatre rudes années d’apprentissage chez un « oncle Johann » fatigué et vide de patience. Bien plus doué que son père adoptif, plus résigné et sensible que Guillaume, ce fils d’aveugle enchaîna ses cinquième et sixième années chez un Van Eyck désormais affranchi de contraintes matérielles et gavé d’honneurs. Le Guildien le plus respecté des Flandres réussit à convaincre son talentueux élève de compléter sa formation chez les Maîtres Florentins du Renouveau.  Le jeune homme attendait Momoh à fin d’obtenir son accord et d’organiser l’expédition. Sa mère aveugle, Claire et Grand’maman Berthe, pas une de ces femmes ne tenta de le décourager. Sa soeur de lait parlait de l’accompagner.

Mariette n’avait aucun don particulier. Cela faisait quinze ans qu’elle suivait l’enseignement de Johann. Elle avait lu son entière bibliothèque, parlait et écrivait quatre langues vivantes. Marguerite van Eyck en avait fait une experte en histoire de la peinture. Jan lui enseigna l’art de la critique.    

 

Renzo poussa soudain une épouvantable gueulée. Claire crut que le canidé renonçait lui aussi à la vie, résigné à l’idée de reposer aux pieds de son maître au bord de l’étang, en bonne et paisible compagnie.

La bête, pourtant si esquintée, bondit vers la porte principale que Berthe gardait ouverte malgré le froid, au dam des servantes qui s’enrhumaient l’une après l’autre.

- La patronne veut nous tuer !

Ayant présumé d’une agilité qu’il croyait soudainement rendue, le chien faillit tomber dans le canal. Renzo aperçut Azza qui paraissait savoir où guider son monde. La jeune femelle se retourna, prudente elle attendit les attelages. Momoh conduisait le premier chariot, Benjamin le deuxième. Par souci des convenances, le marchand avait averti ses compagnons qu’on présenterait Djamila comme la sœur de Benjamin. Mariette, Daniel et Claire apparurent sur le seuil de la maison ! Les servantes entraînèrent le reste de la famille.

- Noël, Noël !

A l’instant personne ne reconnut la monture de Guillaume.  On s’embrassa et de suite il fallut informer le revenant de la mort de son père Hugo. Momoh ne dit rien. Il serra longtemps maman Berthe contre sa poitrine. Puis il découvrit l’oncle Johann qui lui lança une interminable série de « memememememememememe memememe », surpris, le voyageur se ressaisit comprenant que, si le vieux peintre ne pouvait plus s’exprimer verbalement, il conservait la capacité de comprendre. Anne avait peut-être entendu le brouhaha du rez-de-chaussée, elle choisit de ne pas se manifester. De sa fenêtre elle pouvait apercevoir le cheval. Claire expliqua à son frère, aussi simplement que possible, ce qu’était devenu son épouse.

- C’est son Guillaume qui lui manque,…

- Guillaume est mort, je ramène ses restes, un sac de cendres et la jument Fomalhaut.

Et puis il entraîna Daniel avec lui :

-    Viens, on va brosser les mules et rentrer la jument.

Surpris, Daniel hésita un instant et se retourna vers sa tante qui lui fit signe de suivre Momoh. On installa Benjamin dans la chambre d’Hans Platter et Djamila dans la pièce où l’on gardait le linge. Les domestiques ravalèrent leurs larmes et réduisirent leur mouchoir. Elles mirent en branle leur batterie de cuisine. Renzo lécha le cul d’Azza qui baissa la queue devant tant de provinciales manières.

Que fallait-il faire s’interrogea le marchand en délivrant ses mules de leur harnais.

-    Alors ma femme est devenue folle ?

-    Folle je ne sais pas, répondit franchement Daniel, mais elle a tellement attendu le moindre signe de Guillaume que depuis deux mois elle ne fait rien, elle s’enferme, Janine lui monte son repas.

-    Janine?

-    C’est la nouvelle servante, une bonne grosse campagnarde mais bien honnête.

-    Tu sais, ces mules ont gagné leur repos, elle aussi, hein ma belle ?

-    Et tes chiens ?

-    Sont morts, les deux. Ca fait beaucoup de morts, non ?

-    Toi tu es vivant !

-    Va savoir ! Johann est mal foutu, maman Berthe est borgne, et ta mère, je ne l’ai pas vue ? 

-    Elle tient compagnie à Maman Anne.

Momoh fit ce qu’il faisait autrefois à ses retours, il se déshabilla et plongea dans le canal, se moquant de la froidure. Daniel lui tendit un linge et lui frotta le dos.

- On laisse les chars avec leurs marchandises, je verrai ça demain.

Finalement il se décida à monter à l’étage. Dans la chambre, l’aveugle brossait les cheveux de sa maîtresse.

-    Mon sieur Momoh, quel bonheur que vous soyez de retour, Dame Anne, je reviendrai plus tard.

Il parla longtemps à sa compagne et reprit son voyage par le début pour retarder ce qu’il avait de terrible à lui dire. Puis il raconta ce qu’il savait de la bataille et comment ensuite il avait trouvé Guillaume blessé et mourant, Fomalhaut errante.

-    Tu aurais du le sauver, c’est toi qui l’a laissé partir ! Ce n’est pas vrai, il n’est pas mort, mon Guillaume n’est pas mort.

Momoh était fatigué, pourquoi attendre. Il sortit, s’en alla vers le premier chariot et remonta chez son épouse, il déposa le sac de cendres sur le sol et le bocal sur une petite table.

-    C’est sa main, Anne, celle de ton petit soldat, ton filleul chéri.

-    On lui a tranché la main ?

-    Je lui ai tranché la main.

Anne poussa un cri qui contenait une montagne de douleur, d’angoisse et d’espérance brisée.

-    Laisse moi, je ne veux plus te voir.

 

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A la fois accablé de tristesse et soulagé de ce qu’il avait du révéler, il faillit s’approcher d’elle pour la prendre dans ses bras. Il faillit.

A la salle à manger Janine préparait la table, en cuisine Hazeline et Radegonde s’affairaient en silence. Difficile de mêler la joie du retour et l’annonce de la mort de Guillaume. Djamila et Benjamin laissèrent assez de temps aux retrouvailles et puis ils descendirent timidement.

-    Maman Berthe, voici Benjamin Danielli et une de ses sœurs par la confiance qu’ils ont en Yahvé (son père Hugo lui avait enseigné le mensonge par omission). En termes simples, nos hotes sont des Hébraïques qui dans la mesure du possible ne bouffent pas de cochon.

-    Soyez les bienvenus Gens d’ailleurs, si vous êtes les amis de mon fils, notre maison sera la votre.

C’était bien là sa maman Berthe, l’enseignement pratique de son défunt Hugo, la dialectique de l’infirme oncle Johann. La spontanéité du premier, la tolérance du second.

-    Memememememmememememememe

-    Mon oncle Johann, Maître guildien de Bruges, qui semble désormais privé de parole mais personne à Bruges et en Flandre n’a jamais pris plus de peine que lui pour partager son savoir avec de minables étudiants. Que son imbécillité ne vous trompe pas, oncle Johann est un sage. Lui, c’est Hans, un ami bâlois que j’ai ramené ici il y a plus d’un an et qui prend racine parmi nous ce qui me réjouit. Comment vas-tu apprenti carabin de mes fesses ?

Ma sœur Claire, le soleil de mes jeunes années, ma fille Mariette économe de ses mots mais son regard découvre le secret des cœurs, Daniel son frère de lait et sa maman que chacun ici appelle « l’Aveugle », nos dames qui servent les Boogart depuis toujours sauf Janine qui est arrivée en mon absence, le chien Renzo, tendre compagnon de mon fatutus parent.

Anne, mon épouse, est souffrante et ne désire que prier pour son fils en contemplant ses restes, nous mangerons en son absence. Confiteor… de ce que j’ai fait et dit, omis de dire et de faire, ab imo pectore, Deo gratias.

- Amen !

Chacun comprit que Momoh donnait le ton. On prendrait le temps d’organiser des funérailles de ce pauvre Guillaume si sa mère acceptait de se défaire des restes. Pour l’instant il fallait soigner de longues fatigues, celle du corps et de l’âme. Si Momoh avait bien reconnu le caractère généreux de grand’maman Berthe, celle-ci se demanda un bref instant si  son Hugo et elle n’avaient pas produit le gaillard qu’il était maintenant devenu ?

-    On croirait entendre papa Hugo, risqua Claire qui enfin laissait échapper sa joie.

L’assemblée passa à table. Janine prépara un plateau pour la recluse.

-    Mets lui un pichet de vin !

-    Momoh, gronda la vieille Radegonde.

-    Mets lui un pichet de vin !

-    Le patron a dit de lui monter un pichet de vin, confirma Berthe.

-    Je lui porterai son manger, conclut l’« Aveugle ».

Pendant qu’on servait le repas, Momoh raconta l’essentiel, oubliant trop de macabres détails, sur l’attaque des voleurs, sa blessure, sur son séjour à Venise, sur la bataille de Nancy.

-    La générosité, la prudence et l’honnêteté de mon père Hugo ont permis que je ramène encore une fois de précieuses marchandises, j’ai appris l’essentiel de mon vader et de l’oncle Johann, si je suis vivant, c’est grâce à eux. Voilà !

Le Maître se signa et se tut, laissant parler ses amis que chacun voulait interroger. Claire saisit à travers le discours de son cadet qu’un homme différent était revenu, plus dur et plus secret. N’était-ce pas ce dont les Boogart avaient besoin en ces obscures périodes ? Elle sourit en regardant de coin son Hans si soumis. Cela lui convenait d’avoir pour frère un pasteur autoritaire et pour amant un jeune cerf courtois et docile.

Djamila se tenait près de Momoh, un Benjamin volubile parlait de la vie à Venise.

 

A l’heure du couché, Anne ferma sa porte et son mari se réfugia naturellement dans le lit de Djamila qui dormait déjà, la chienne Azza en travers de ses pieds.

Renzo gratta à la porte de Benjamin qui lui ouvrit croyant que c’était son camarade Hans qui rejoignait leur chambre.

- C’est toi vieux finocchio, allez viens, tu m’expliqueras comment se font les couples de Chrétiens en ce pays de Flandre. 

Il n’y eut aucune cérémonie en l’honneur de Guillaume. Sa mère accepta qu’on ensevelisse les cendres près de celles d’Hugo mais refusa de se séparer de cette main qui trempait dans son liquide verjuté. Il avait fallu  fermer le poing pour la faire entrer dans ce joli vase de Murano, unique récipient cristallin qu’on ait trouvé à fin qu’elle puisse mieux observer cette sinistre relique. Le vinaigre rosissait la dextre qui se rouvrit doucement au fil des jours. On aurait pu croire que Guillaume mesurait l’empan. Berthe ne sollicita la bénédiction rédemptrice d’aucun religieux. On la lui aurait certainement refusée. Si personne ne s’interrogea sur le « retour » insolite du fougueux mercenaire, c’est que Momoh fit jurer le silence. Les moniales de Sainte-Ursule acceptèrent les offrandes de la famille et promirent de prier chaque jour durant un mois pour que Dieu protège ce fils « mort au combat ». Elles le firent saintement sans soupçonner que Guillaume puisse reposer près de son grand’père, en marge de l’étang. 

Il fallut du temps à Momoh pour remettre ses affaires en ordre et tirer un bilan de son voyage. Claire avait tenu les comptes au plus près. Le moindre détail apparaissait dans le grand livre. Le commerçant compléta ce rapport de trésorerie en incluant ce qu’il avait perdu, l’argent prêté et reçu, la valeur des chiens, des mules et du chargement volé à Rivoli. Il estima ensuite les marchandises ramenées de Venise sur les deux chariots. Du total il ôta une somme importante qui revenait à Djamila. Tandis qu’il calcule Momoh explique à Claire ce qu’il a promis à cet Arabe de Grenade.

-    Hardi petit frère, dis moi, n’est-elle pas encore l’amie de ton cœur ? Te voilà bigame !

-    C’est toi qui le dis, Clairette.

-    Tu sais,... 

-    Oui je sais. En mon concerne Djamila est, ainsi que tu l’avances gentiment, une amie, une amie qui me soigne un peu plus que le coeur. Pour ton affaire, qui saute aux yeux du premier venu, tu n’as pas à craindre mes chicanes, je ne te recommande qu’une seule chose, si un jour ton Hans veut s’en aller ou s’il rêve d’une croupe plus pincée cueillir le muguet, laisse le filer à l’anglaise et maquille ton dol.

-    Et Anne ?

-    Anne ? Conjugati ? Elle et moi ne consultons plus de rien. Mais je sais par l’Aveugle qu’elle souhaite se retirer au béguinage des Bénédictines, Maman Berthe s’en est entretenue avec la Dignitaire.

Une manière de ne point rompre la loi d’airain, Deo devota, mulier religiosa, la solitude est plus convenable aux femmes qu’aux hommes, souviens toi des lectures d’Abélard, des lettres de son Aimée, et puis elle n’y serait point esseulée, les plus nobles dames de son monde prennent l’habit et prient leur saint Acarie (acariâtre) aux Matines sonnantes.

-    Hildegarde, Elisabeth, Roseline de Villeneuve, tu crois que notre mystique serait à l’aise avec ces coquilles de femelles ?

-    Elles ont enfantées, ces femmes cultivées sont d’excellentes préceptrices pour les pucelles brugeoises.

-    Des initiatrices, veux-tu dire.

-    Et bien si ces aristocratiques damoiselles leur enseignent l’accouplement en ses alternatives, mon épouse leur apprendra l’art d’ennuyer et de subir un mari.

-    Dis mon gentil frère, es-tu heureux ?

-    Quelle question me poses-tu là ! Toi et moi, nous aurions du nous marier et ne pas nous en tenir à de maladroits apprentissages. Plus tard j’ai cru aimer une personne difficile d’accès, que tu connais et dont tu étais parfois jalouse, les suivantes, Anne, Djamila,… ? Mais je pourrais te répondre autrement, tu comprendras bientôt. Et ma fille ? Est-ce que je l’aime, m’aime-t-elle ? In cha’Allah ! Abyssus abyssum invocat.

-    Sursum corda, Momoh van Brugge !  

Hans Platter délaissa pour un temps la bibliothèque de l’oncle Johann et joua le cicérone, soucieux d’initier Benjaminus à cette Venise du Nord. Le cadet Danielli découvrit d’abord les halles et fit un rapide inventaire de ce qu’on y trouvait. Comme l’avait été autrefois Anne, le Juif fut surpris de la qualité des produits étalés. Ayant couvert ces aspects « ethnologiques » de la société brugeoise, les deux compères passèrent à des explorations plus délicates. Le boire, le manger et l’appariage des coupables.  Le prudent Bâlois veillait à ne pas dépenser trop d’énergie, certain qu’en soirée sa « Béatrice » le remettrait à contribution. Son statut d’amant soumis lui permettait d’esquiver une rodomontade par une savante léchée de l’entrecuisse, sa « Laure » debout et lui agenouillé.

-    Ars longa, pudenda augusta !

-    Carpe diem, ironisa Benjamin qui apprenait un peu de latin songeant à se convertir au christianisme dans le plus pragmatique des soucis.

-    N’imagine pas que l’Eglise romaine soit un marbre homogène, depuis « Nicée » on ne compte pas moins de trois cent quatorze hérésies. Hérésies dénoncées et condamnées urbi et orbi.

-    Le « fanfarron » el-Muhammad en promettait nonante-neuf à ses coreligionnaires,…

-    Des hérésies ? Je croyais que c’était des vierges qu’il promettait à ses fidèles ? Il est vrai que la virginité reste la première des errances.

Sur ces propos ils s’engouffrèrent dans une « abbaye-des-s’offrent-à-tous » où des dames s’empressèrent de  réconcilier leurs espérances. Bourdons allégés, les pèlerins se remirent en route, Hans raconta ce qu’il savait de Bruges, des boutiques de la rue Steenhouversdjik, des brasseries de l’impasse Thamerken, des sombres tavernes de la Loppem, des lépreux à éviter le long du canal Saint-Amand, des raconteuses d’histoires de la chaussée de la Fontaine qui vous disent la légende du Lac d’Amour ou celle du Cygne à long cou, de l’hôpital Saint-Jean où les docteurs le laissent parfois jouer l’apprenti carabin, de la fameuse maison Craenenburg, du Séminaire récemment ouvert par le bourgmestre et l’évêque qui rêvent encore d’une université refusant le déclin de leur ville et motivés par une viscérale jalousie envers les cités de Flandre,…

-      On pourrait m’y laisser enseigner la géographie.

-    Mais où l’as-tu apprise ?

-    Eh ! Dans les livres de l’Oncle Johann, il possède  encore dix cartes d’une grande exactitude, Hugo autrefois et Momoh lui en ramènent de leurs escapades.

Bien, si nous nous arrêtions à Sainte Appolonie, qu’elle pardonne mes péchés et que je t’explique le fonctionnement de la mythologie des Gentils.

Alors qu’ils longeaient le canal qui les ramène sur Peerdenbrug, Platter le Bâlois servit à son hébraïque complice un cours sur les évêques romains. De Constantin IV Massimi, à Silvère, lui-même fils du pape Hormisdas qui mourut assassiné par l’impératrice Théodora, maîtresse de son successeur, à Léon III couronneur de Charlemagne, grand amateur de bonnes bouffes et de nubiles dépouillées, à Pascal Ier, un pragmatique qui installa un bordel en son palais pontifical, Pascal fut sévèrement rappelé à l’ordre par Lothaire, petit-fils de Charles le Grand, et ce pape rancunier fit alors arracher la langue de ses dénonciateurs, à Léon IV qui convertit ce bordel en couvent de religieuses mais sans en modifier la « règle », à Jean VIII, un fin amateur de raies masculines, les parents de ses impubères victimes lui martelèrent la citrouille, à Formose, garrotté par son continuateur Etienne VI… étranglé lui-même par la populace en colère, à John, un perfide anglais qui est à l’origine de la légende d’une papesse Jeanne accouchant le jour de son couronnement, à Léon V pareillement strangulé par son suivant Christophore,…           

Si le récit compendieux de son ami sur les vices papaux avait refroidi le catéchumène, la contemplation du retable de l’église Sainte-Appolonie lui glaça les lombes. On y voyait un amas de pécheurs se faire braiser les parties, d’autres malheureux les avaient croquées par un dragon, les dames souffraient elles aussi, les mamelles tenaillées par d’horribles lutins ou le sexe gravement embusqué, tout ça sous le regard d’un mauvais diable « aux anges ». Les zélotes du tableau paraissaient, eux, s’ennuyer en contemplation béante d’un vieux philosophe à barbe blanche, satisfait, lui, d’écarter ses bras. 

 

De son coté Claire entreprit de civiliser Djamila à la vie ménagère. Le mentor fit ouvrir à l’étrangère l’atelier désormais vide de l’Oncle Johann.

-    On pourrait en faire un chantier de couture, connaissez vous l’art de couper un habit ?

Sans attendre de réponse elle dégrafa son demi-ceint, défit le garde-corps et se retrouva en ses doublets.

-    Toi qui as fréquenté les Vénitiennes, dis-moi, que portent ces damoiselles en dessous ?

-    A votre manière, Dame Claire, selon l’occasion et la fortune du larron, des brayes pour le bas et un corset pour le haut mais nous abandonnons le tassel pour mieux débourser la gorge et bonder nos appas.

-    Me trouves-tu vieille, trop floue ?

-    Vous voulez dire trop âgée pour l’assemblage avec ce bachelier qui vous tient de si près compagnie ou pour en séduire quelqu’autre ?

-    Celui-là me convient mais je crains qu’il s’ennuie bientôt en mon congrès.

-    Madame, le meilleur des philtres reste la fantaisie, l’age n’est que le reflet qu’on veut bien discerner. Voyez, votre frère et moi, nous nous accouplons et bagarrons joyeusement mais, si la tendresse s’invite, la passion ne s’en mêle pas, vous, vous êtes amoureuse et c’est là le risque et le danger de votre trop de saisons.    

Elles firent un tour par la cuisine, Claire voulait qu’on mijote le moins de cochon possible pour ne point offenser leurs visiteurs.

-    Mitonner sans saindoux ? Dame Claire c’est plus d’la tarte, maugréa Radegonde.

-    Il te suffit d’appareiller les viandes à l’huile de noix ! Pour l’omelette aux champignons, prends donc un peu de beurre, personne ne te fera procès de la dépense. Et encore du beurre et de la crème pour préparer tes desserts.

Claire n’osait avouer sa jalousie. Djamila semblait si fraîche, parfumée d’exotisme, experte en jeux interdits,…

- Je lis votre pensée, Dame Claire, ne craignez rien, je ne m’attacherai pas à votre frère et ne tenterai rien pour m’amuser de votre galant. Mon protecteur m’a confiée à notre Momoh pour que j’échappe aux dérangements de la vie de cette « Bruges du Sud », Ibn Bajjah ne peut me ramener là où vivent les Maures de sa horde et où il doit retourner. Je vais me trouver un honnête mari de la tribu de David.

Tout était simplement exprimé. Claire trouva chez cette femme le même endurcissement qu’elle constatait chez son propre frère.

-    Ce que vous avez observé de cette cruelle bataille vous a fait grand deuil ?

-    Autrefois, en Egypte où je suis née, ma mère m’a appris dès mes premiers saignements que ma survie serait celle d’une courtisane. Le destin m’a épargné la misère.

Et puis en Lorraine, un pays dont j’ignorais le nom, il m’a suffi de trois jours de chance pour comprendre que la cruauté n’est pas ce que j’imaginais. Il y avait là tant d’hommes amputés qui ne reviendront jamais chez eux, les soldats ont creusés de larges fosses et ont jeté corps et membres dispersés, parfois on entendait les gémissements d’une âme damnée pas complètement éteinte…   

Mariette et Daniel les rejoignirent en cuisine. Le quatuor plaisanta aimablement et l’on commenta plus tard les incroyables cadeaux que Momoh avaient finalement distribués. Il avait hésité en raison des devoirs funèbres qu’on devait rendre à Guillaume.

-    Je t’échange mon corset contre ton fermail ?

-    Pois chiche !

-    Tu as vu la tapisserie que Momoh veut offrir à Maître van Eyck ?

-    Qui est ce bienheureux seigneur que notre caïd soigne si affectueusement, demanda Djamila ?

-    Caïd, voilà déjà que tu emploies des mots étranges.

Ils parlaient en italien ce qui les préservait de l’inaltérable curiosité des domestiques, celles-ci ignorant l’usage de ce baragouin.

-    Jan van Eyck est le plus grand peintre des Flandres, Momoh a été son élève deux années avant de reprendre le commerce paternel. Ce Maître a encore formé notre Daniel et c’est van Eyck qui l’envoie à Florence où, assure-t-il, un art nouveau est en train de naître. Tu le verras bientôt, nous l’avons invité pour la fête des chandelles.

-    La fête des chandelles ?

On ignora sa question, la Juive découvrirait assez vite les coutumes bizarres des Chrétiens de ce Plat Pays.

Daniel ne pouvait retenir son enthousiasme. Leur père acceptait de les laisser filer à Florence.

-    Vous deux ? Daniel et toi aussi Mariette ?

-    Oh ! Il a posé ses conditions tel un fieffé maquignon.

-    Nous devons attendre que mère entre au Béguinage et qu’il ait accompagné Benjamin à Amsterdam.

-    Alors si tout va bien ce sera pour la Saint Jean le Baptiste ?

-    Quatre mois !

-    Vois comme ils sont ! Leur papa est à peine de retour qu’ils souhaitent déguerpir !

-    Il prépare un courrier pour son ami Piero della Francesca, un coursier trouvera des pèlerins à Calais, Florence est sur la via Francigena.

Surprise Djamila interrogea Daniel :

-    Et on peut faire confiance à un inconnu, qui sait s’il ne jettera pas la lettre dans un ruisseau.

-    Piero et Momoh ont un code secret, une idée du grand’père Hugo. Le messager ne touchera son dû qu’une fois le message délivré à qui de droit.

Le problème fut d’importer en secret la main de Guillaume. Les bénédictines avaient l’âme et le cœur indulgents et permettaient aux « Deo devotae » du monde laïque de s’installer en traînant leurs innombrables bagages. Admettre la dextre confite d’un défunt, défunt  privé de sacrement, démuni d’onction in extremis et de benedictus post mortem, c’eut été trop leur demander. Anne portait une large houppelande de tiretaine, une guimpe de soie noire lui cachait le visage. Elle refusa le baiser de son époux.

Depuis son retour, le commerçant avait modifié sa charrette. Selon ses esquisses, le ferronnier et le menuisier accommodèrent une banquette supplémentaire et une bâche protégeait les passagers de la pluie ou du soleil. Daniel tenait les rênes, Claire, Mariette et Anne prirent sièges à l’arrière où une grosse malle trouva encore sa juste place. En ce printemps, il soufflait une brise légère et le ciel dégagé annonçait une journée pleine de douceurs. Momoh les suivit un bout de chemin, Azza l’accompagnait. Il aperçut encore le convoi qui traversait le pont Heemskerk avant de remonter la grande allée du béguinage.

-    Bon, c’est liquidé, lança-t-il à la chienne dans un soupir de soulagement, allons chez Mado.

La cantinière s’était endormie pour toujours et depuis longtemps, mais son fils Marcel, paresseux comme pas deux, avait épousé une fille d’Arras, ville d’où venait sa mère, et lui avait abandonné la timonerie de l’auberge familiale.

-    Momoh ! Des lurettes qu’on ne t’a pas vu ! Femme, c’est ma tournée, remue ton fessier.

-    Marcel, tu sais quoi, je viens de renvoyer ma conjointe, elle préfère prier Saint Acarie que m’astiquer le nœud ! On pourrait tourner l’affaire à son envers, elle largue ses bourgeois du canal Peerden pour naviguer avec les élues du Christ.

-    C’est vrai qu’elle est de noble cuisse ta damoche, t’aurais dû te trouver une diligente de not’e monde. Pour ton papa Hugo, tu sais, Bruges le regrette.

-    Surtout toi, Marcel Loos, c’est des soiffeurs pareils à mon vader qui gonflent tes bourses.

-    Soiffeur, soiffeur ? Le Ruysbroeck et ton paternel, de sacrées crapules, venaient-ils rien que pour ma gueuze, des fois je me demande si j’suis pas un peu ton frère ?

Azza suivait la conversation d’un air étonné, ces humains prennent parfois un accent bizarre quand ils ont bu ! Momoh rentra chez lui complètement ivre, il titubait et faillit croiser la Faucheuse en culbutant dans le canal. La chienne ameuta le quartier, des passants le tirèrent hors du bief.

-    Vingt pieds plus loin (abée) et il s’entrelardait en plein dans la roue du moulin !

Alertés par des voisins Daniel, Hans et Benjamin le portèrent jusqu’à son lit. Claire et Djamila déshabillèrent le soulas, frottèrent son corps à l’huile de camphre.

-    Il est costaud mon frérot mais je crains que cette nuit il n’entreprenne rien de coquin avec toi !

Les deux femmes pouffèrent de rire, extériorisant soudain  leur angoisse et la tension d’une rude journée.

Djamila laissa grimper la chienne sur le lit, Azza se coucha sur les pieds de son maître. La Juive se dévêtit pour mieux se coller à la peau de son amant. Personne n’avait jamais vu Momoh dans un pareil état si ce n’est son père lors de leur premier voyage vers Paris, à cette étape lilloise chez le drapier Jean Wazemmes.

Il fallut deux jours à Momoh pour s’en remettre. Le convalescent prit un certain plaisir à se laisser soigner par ses deux infirmières.

 

Si Jan van Eyck avait vieilli, il gardait l’âme d’un innovateur, toujours curieux des « productions » de ses confrères florentins et vénitiens. Momoh l’étonna en lui déballant ce qu’il avait péniblement convoyé de Venise à Bruges. Les tissus, les étoffes, les broderies et les tapisseries d’Orient, sept toiles de peintres vénitiens inconnus, des services de table, des assiettes délicatement ornées, des incunables aux reliures finement travaillées et des tuniques achetées pour presque rien à des rescapés de Constantinople. Il y avait encore un coffre rempli de divers instruments scientifiques. Et deux ressorts en cuivre.

-    Et tu as traversé l’Europe avec ce bazar ?

-    Vous le voyez sur mon visage, il a fallu payer de ma modeste personne.

-    Tu n’as pas de nouvelle de ton fils Guillaume ?

Chacun observa Momoh. Celui-ci raconta longuement la triste fin de l’impétueux soldat.

-    Je comprends, j’ai su que ta compagne se cachait chez les nonnes d’en face, je n’avais pas imaginé tant de malheurs, ton père disparu, ton oncle handicapé…

-    La vie est devant. Benjamin Danielli est le frère de mon ami Piero qui est lui-même un proche d’Andrea Mantegna.

-    Andrea Mantegna ! Le plus innovateur des Italiens à ce qu’on prétend.

Le guildien observait Djamila.

-    Accepteriez-vous de poser ? Je cherche un modèle, il me faut un visage et un corps qui ne soit pas d’ici, une légèreté que n’ont pas nos pulpeuses Flamandes. Pardonnez mon impolitesse Dame Claire et vous aussi Damoiselle Mariette. Mais…

-    Ne vous excusez pas Maître Jan, je suis certaine que notre douce Orientale serait heureuse et fière que vous la figuriez.

-    Pourquoi pas, Djamila ? Benjamin et moi nous allons partir à Anvers et Amsterdam, l’absence ne durera pas plus d’un mois.

La jeune femme se sentit trahie, elle prenait soudainement conscience de son état de « prisonnière ». Le repas achevé Momoh entraîna van Eyck au magasin où il entreposait ses essences, ses terres rares et ses teintures. Il y avait là des liants inconnus en Flandre, des pigments à base de lin purifié, de quoi composer glacis, « vellature » et divers jus.

-    Andrea Mantegna prétend qu’avec ces essences vous pouvez décomposer chaque ton en ton primaire et selon lui « peindre ce que vous seul voyez ». Le contour devient léger. Et puis là j’ai trouvé des vessies de cochon qui conservent les couleurs et permettent de les transporter. J’ai vu Masaccio peindre en plein air, il fait poser ses modèles devant le Palais des Doges.

Van Eyck s’excitait, touchait, sentait.

-    Alors, tu laisses ton Daniel partir chez ces Vénitiens ?

-    Il ira d’abord en Toscane chez Piero Della Francesca ainsi que vous le suggérez, les Florentins se débarrasseront bientôt de Savonarole, la paix reviendra. La Sérénissime, elle, présente d’autres dangers pour un néophyte.

Tardivement Daniel raccompagna van Eyck jusque chez lui.

N.B. : Van Eyck mourut dans ses quarantièmes années. Il fut plus tard, à la demande de son frère Lambert, inhumé à l’intérieur de l’église Saint-Donatien. L’artiste eut deux enfants. Sa fille aînée entra au couvent Sainte-Agnès. Sa vie durant, Philippe le Bon veilla sur « son valet de chambre » allant jusqu’à contester une décision de la Cour des Comptes de Lille qui refusait d’indemniser le peintre à l’occasion de son voyage au Portugal. Le Ponant fit encore verser une pension à la veuve van Eyck, un an après la mort du peintre.  

 

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Djamila attendait son amant. Dès qu’il se mit au lit, la tigresse sortit ses griffes et lui saigna le râble, d’abord furieuse puis déchaînée et hystérique. Elle cracha son dépit, sa révolte et son refus. En trente ans de mariage et autant de fornications prohibées par la Sainte Eglise catholique, apostolique et universelle, Momoh avait connu ces moments où le partenaire imagine régler ses comptes pour de bon. Il la laissa s’épuiser.

-    Djamila, je ne t’emmènerai ni à Bruxelles, ni à Anvers, pas plus à Amsterdam ou Delft, je te vendrai au prix fort à un cochon de vieux Juif parisien.

-    Paris ? Tu n’en as jamais parlé.

-    Si, une fois. Le projet m’en est revenu lorsque je trempais l’autre nuit dans le canal. Je ne suis pas fin politicien mais il apparaît que, libéré de la méchante tenaille bourguignonne, le Roi Louis voudra certainement envahir nos Flandres, ne serait-ce que pour nous punir d’avoir aimé les Ponants, Maximilien et l’Empereur ne le laisseront pas faire.

-    Encore la guerre ?

-    Oui, certains s’habillent déjà. Oui hélas et chez nous cette fois, déjà l’Artois est tombé sous le joug du Français, je connais mes compatriotes, passe encore de souffrir un lointain Seigneur autrichien, mais les Francs ? Non, jamais ! Ce sont des rognes qui datent de plus de cent ans, les Matines ou les Eperons d’or, on ne se fera pas de courtoisie.

-    Ma présence t’importe bien des ennuis.

-    Voyons-les de près ces ennuis…

Djamila ne pouvait saisir qu’une fraction de ce que lui racontait son Flamand mais elle le croyait de jugement assuré et authentique. Leur rapatriage fut accommodé de complaisantes manières, la Grenadine lui permit de trifougner son oeil de cameil, ce que d’un accord tacite les rabbins de Jérusalem et la Curie romaine condamnent profondément. Si non è vero, è bene trovato. L’hébraïque n’appréciait pas beaucoup qu’on perturbe son pousse-matières, chérissant des pénétrations sans ambages,  et, de loin, la Juive préfère Gomorrhe à Sodome. Momoh prenait sa revanche sur ces trente années où jamais sa légitime grenouille ne lui permit cette approche détournée. Ah ! Palper ce train, pétrir ce croupion en dardant et lardant l’entre-fesse ! Parfois le quinquagénaire aimait se revoir vingt ans plus tôt turlupinant dans les bordels de Dijon en compagnie de Rodolphe von Erlach. Là, il était presque dans son lit, chez lui !

-    Ca durera ce que ça durera, souffla-t-il en piquant un dernier coup de sa guisarme.

Le lendemain, personne ne risqua le moindre chuchotement sur ces cris sauvages qui avaient déchiré la nuit. Les servantes servirent la soupe, le pain mollet et une tarte aux fraises sauvages.

- Dame Claire a ordonné qu’on prépare des mets avec de la crème !

 

Encore une fois le Brugeois attelait ses mules pour reprendre la route.

-    Nous passerons par Saint-Trond, en remontant le Brabant et je rentrerai ensuite par le nord. A mon retour nous achèverons les préparatifs de votre expédition à Florence. J’emmène la jument de Guillaume. Ca lui fera du bien de trotter.

Tout était dit ! Claire sourit. Son frère contenait ses états d’âmes, les Boogart ont un maître à poigne ! Le voyageur prit le temps d’expliquer son itinéraire à sa maman Berthe et à son oncle Johann.

- Il n’y a pas de guerre sur le tracé et je ne serai pas si long.

Le commerçant emportait un lot de terres rares et des essences qu’il comptait vendre à ces générations de peintres remuants dont on commençait à parler de Bruges à Gand. Benjamin ne put contenir son émotion. A Venise on le traitait en cadet, en inutile qui ne vaut rien. Inquiet, il n’avait aucune idée de ce qu’il pourrait faire de son intelligence ou de ses mains gauches et malhabiles. Enfin la générosité, parfois naïve, des catins de Bruges l’avaient affranchi des précieuses amazones de la Sérénissime. Et puis la cuisine des Boogart ! Il partait farci comme une dinde la veille des Lumières (fête juive de l’Hanoukka). Par contre il hésitait toujours ne sachant plus si une conversion religieuse simplifierait son existence ou le projetterait en enfer… et dans quel enfer.

-    Rien ne presse, lui lança Hans qui regrettait déjà le départ de cet agréable compagnon. Là le Bâlois retombait en plein dans l’exclusif giron d’une Claire plus affamée que jamais.

Mariette fut surprise de constater l’évident désarroi de Djamila. Elle n’avait imaginé qu’une arriviste, une courtisane peu scrupuleuse, abusant de la générosité de son père.

 

Frédéric V à la Grosse Lèvre (ou Frédéric III, empereur du saint Empire germanique) bouscula les formalités et  présidentes cérémonies entre son Maximilien et cette Marie de Bourgogne, fille du perdant de Nancy. Déjà le rusé Louis, le Onzième, s’est emparé de l’Artois et ses troupes occupent Dijon vaincue et ruinée. Si la stratégie varie, l’ambition reste la même, ne rien laisser de la Grande Bourgogne (Lotharingie) et briser les espoirs d’autonomie des Pays intermédiaires. Pour les infortunés alliés du Ponant les choix sont périlleux. La Savoie « impériale » mise encore sur un habile opportunisme faisant mine de soumission au Capétien, la Flandre reste neutre mais supporterait mieux le pouvoir libéral et distant des Habsbourg. Les Comtés de Boulogne, Ponthieu, Vermandois, Nevers et Charolais sont acquis de force par le roi de France. Les Comtés de Namur, du Hainaut, les Duchés de Brabant, Luxembourg, Clèves et Bar peuvent espérer un marchandage. La Hollande et le Zélande rêvent de s’unir à la Frise et à la Gueldre pour former un état indépendant. La défaite du Téméraire relance le patriotisme dans ces régions. Jusque là elles s’accommodaient de la tutelle éclairée des Bourguignons. Tout sauf appartenir à la France ! En attendant la vie continue.

Les Bourgeois prospèrent, aucun Puissant ne ponctionne les caisses des villes flamandes, pas un seul officier royal ou impérial ne publie d’ordres de recrutement. Les cités, agrippées à leurs acquis ancestraux, ont la vieille habitude de gérer elles-mêmes leurs affaires. Pour leur malheur elles se jalousent les unes des autres. Les bans d’échevins assument la fonction législative et produisent les actes notariés. Le registre foncier dépend d’un corps juridique attaché au Conseil de Ville. Le gouvernement des métiers réunit les Guildes, les Confréries, les Corporations et partage droits et devoirs sur le mode des Ligues hanséatiques autonomes. L’apaiseur fait les allers-retours d’un marchand furieux à un industriel lésé. On abandonne la juridiction du comportement social et moral aux ecclésiastiques. Pour ce qui est des crimes, l’échevin remplace le bailli, il assure la sécurité et décide de l’exclusion des individus ou des groupes asociaux (vagabondage, mendicité, proxénétisme, banditisme,…). Le prévôt et sa garde exécutent les baculs (peines) approuvés par le Conseil de Ville. En somme, si le Comté de Flandre se résout à subir encore le joug d’un Etranger c’est qu’il n’a pas les moyens de résister, privilégiant le progrès économique à un « nationalisme » en gestation.

 

Momoh et Benjamin ont fait bonne route, la région est  encore en paix. Les deux hommes n’ont pas beaucoup parlé, le premier rumine de vieilles histoires du passé et le Vénitien s’angoisse et imagine tout ce qui peut l’attendre.

 

A Bruxelles les voyageurs ne font qu’une courte halte, le temps d’informer les Thuin de la mort de Guillaume, de l’entrée au couvent de leur soeur Anne et surtout de la résiliation du champart leur permettant jusqu’ici de bénéficier d’une quote-part sur les revenus de la ferme et des domaines de Saint-Trond.

- Et de quoi vivrons-nous, s’offusqua le plus ancien des beaux-fils, promu seigneur de ce château branlant à la mort du vieil aristocrate.

- C’est votre affaire, en ce qui me concerne les liens qui m’unissaient aux Thuin sont rompus, mon épouse s’est retirée chez les moniales avec son bien. Si l’un d’entre vous jugeait utile d’agir (plaider sa cause) je ne manquerais pas de faire valoir mon droit sur une dot qui nous fut promise par écrit mais jamais versée. Tant que notre beau-père vivait, je lui accordais cet usufruit. Maintenant ! Et puis libérés de cet héritage, vous échappez au catel ! De quoi vous plaignez-vous ?

Si l’affaire était réglée avec ces agaçants écuyers dépourvus de cavalerie, de seigneur et de guerre, il fallait encore s’assurer de la marche satisfaisante du domaine agricole et de l’élevage de Saint-Trond. Ils firent le détour. Benjamin découvrit des paysages inconnus. Lorsqu’ils firent halte à Louvain, Momoh expliqua à son Vénitien dispersé combien il serait difficile pour leur ami Hans Platter de trouver un poste d’enseignant s’il se mariait.

-    Tu veux dire avec ta soeur Claire ?

-    Ou avec n’importe quelle femme, Claire a cinquante trois ans, non, un professeur paraîtrait ridicule et peu crédible accompagné d’une épouse. Rien a changé depuis Augustin et Abélard ! Tu ne t’es jamais soucié de ces affaires-là. Tu devras pourtant te faire à cette « culture chrétienne ». La Sérénissime est ouverte depuis toujours sur l’Orient, le compromis coule dans ses artères. Ici il n’y a qu’un Dieu, qu’un Livre.

A Saint-Trond les fils du contadin accueillirent froidement leur propriétaire. D’évidence ces colons trichaient de plus en plus. Pourtant l’exploitation paraissait entretenue avec sérieux. Le Brugeois attendit qu’on ait fini ses souppes et ramassé les miettes de pain. Il demanda le registre des comptes. L’aîné lui tendit un cahier graisseux et mal tenu. Le bailleur posa de nombreuses questions, certaines pointues et chargées de soupçons. L’atmosphère s’alourdit à mesure que fondaient les bougies.

-    On verra ça demain !

Momoh et Benjamin sortirent pour s’assurer du bien-être des mules et de la jument Fomalhaut.

-    Tu te méfies de ces couillons ?

-    Qu’ils me volent un peu, je fermais les yeux, mais là l’écuelle déborde. Ne dors que d’une esgourde, ces manants seraient capables de nous garrotter pendant notre sommeil. Avec ces tueries et le vide de Souverain, qui leur ferait un procès dans ce feu perdu ?

Les deux passagers s’installèrent dans la grange, sur du foin. Benjamin tenta de résister mais la fatigue finit par l’emporter dans des rêves inquiétants. Le lendemain, bien avant le réveil du coq, Momoh fit le tour des terres les inspectant sous leurs coutures, au retour il rencontra le sommelier qui menait les bêtes aux panages. 

On l’attendait de pieds fermes à son retour à la métairie.

- J’ai fait mes calculs, vous me volez de trop. Un peu j’dis rien, c’est vous qui trimmer chaque jour de l’an que Dieu fait. Il me paraît préférable de louer sur la base d’une charge fixe, tantôt j’en ai causé à un éleveur du bourg plus garanti que vous autres. Un boyard qui travaille, c’est rare mais ça existe. Il m’a dit ce qu’il fait de boisseaux à l’acre. Et avec moitié de bras.

- Le Permeke ?

- Le Baron Permeke. Je le revois cet après-midi pour signer.

- Vous ne pouvez vendre, que deviendrons-nous ?

- Vous aurez la manse, de quoi ne pas crever de faim. Pour le reste c’est Permeke qui gouvernera le domaine, qui sait peut-être vous emploiera-t-il aux temps des moissons ? Et puis tu as du te faire des couilles en or quand Charles a dérouillé les Liégeois par ici !

- Il ne nous a jamais payé.

Alea jacta est. Rien ne prouvait qu’à la longue le hobereau ne trafique pas lui aussi son répertoire. Le fixe serait au moins acquis.

 

Tilburg, Utrecht et enfin Amsterdam ! Leur chariot ressemblait maintenant à ceux des ménestrels qu’ils croisaient en route. La structure était certes plus légère que celle des « bohémiens » mais elle les protégeait de la pluie et du soleil. Soucieux de ses priorités, le commerçant n’avait emporté qu’une modeste quantité de marchandises privilégiant la valeur au volume. Le Brugeois connaissait la ville d’Amsterdam, il y avait ses relations, son auberge favorite et des acheteurs fidèles et avertis, fils ou beaux-fils de la clientèle de son père.

 

Amsterdam bouillonne. La municipalité profite de l’accalmie guerrière pour renforcer les brise-lames éreintés par les tempêtes et les ans. La Corporation des pêcheurs de harengs fait replanter des pilotis sur les bords des canaux. Quand il le faut, les ouvriers creusent de nouveaux bras, élargissant la surface des quais et complètent la Boucle d’Or (Gouden Bocht). Trois récents canaux protégeront les trente mille citadins et faciliteront de cabotage des marchandises. De courageux mariniers désensablent le Zuiderzee, jour après jour, des journaliers y construisent un barrage  supplémentaire pour se prémunir des marées (Zeedijk). Prévoyant, le Conseil de Ville a voté d’importants budgets pour fortifier la cité lacustre de murailles et agrandir le port (Damrak) où accostent les navires venant du Portugal, d’Angleterre et parfois de Scandinavie. Il faut entreprendre pour contrer la suprématie anversoise. Et, qui sait, pense-t-on négocier chèrement une prochaine vassalité ? Les Evêques renforcent aussi leurs positions, d’abord modestement en faisant construire une église en bois dédiée à Saint Nicolas, ensuite ces religieux exploitent sans état d’âme la légende de l « hostie miraculeuse » (Stille Omgang), vingt confréries religieuses se sont installées en pleine ville en moins d’un siècle.

 

Frais et dispos, les deux compagnons quittèrent leur hôtellerie pour visiter d’abord deux oublieux débiteurs du quartier juif. Ces prêteurs établissaient des lettres de crédits en faveur de respectables clients, membres de Corporations. On savait chez ces Hébraïques que, fidèle aux principes de son père, le Brugeois n’attendait aucun intérêt, probablement, croient-ils, par religieuse observance. Eux pratiquent leurs 6,8% l’an, oublieux des tables de Moïse. Les pragmatiques Boogart considéraient que ces en-cours leur serviraient de crédit moral en cas de coup dur, de vol ou de la détérioration de marchandise. Benjamin se présenta en « fils légitime des Danielli-de-Venise » ce qui fit une forte impression. Son ami le laissa expliquer en longueur ce qu’était aujourd’hui la situation des Juifs séfarades, ashkénazes et celle des Lévantins en cette lointaine Sérénissime. Momoh fut surpris de la concision des informations fournies. Benjamin révélait des qualités surprenantes d’analyste politique et économique.

-    Où as-tu appris le flamand mon petit frère ?

-    J’ai passé ces derniers mois chez la famille des van den Boogart.

-    Et ton aîné, pourquoi veut-il se débarrasser de toi ?

-    Les Danielli travaillent les pierres précieuses, hélas je ne vaux rien à ces métiers.

-    Mais tu sais en différencier la finesse, leurs inégalités, leurs diversités, leurs écarts, leur valeur ?

-    N’ai-je pas grandi à l’ombre de mes géniteurs, observer est une passion, deux fois hélas, elle ne rapporte rien !

-    Qui sait, conclut mystérieusement le vieil Israélite.

La semaine devant eux, ils firent la tournée des peintres, visitant de préférence les ateliers novateurs. Ces artistes manifestèrent un vif intérêt pour les substances inconnues que Momoh leur proposait. Discuter les prix prenait du temps, ces débutants paraissaient encore près de leurs sous. Le Brugeois leur offrit un certain crédit.

- Vous me payerez lors d’une prochaine visite.

Alors qu’ils rentraient en leur logis, ils aperçurent un messager. L’homme les attendait avec impatience.

-    C’est pour le Sieur Benjamin, il me faut attendre sa réponse.

Le Conseil des Juifs d’Amsterdam souhaitait l’auditionner, le soir même en sa « demeure ».

-    Le Conseil des Juifs ! Vas-y. Moi je serai là où tu imagines, tu m’y retrouveras si le cœur t’en dit.

Benjamin rentra tard dans la nuit. Il était si excité qu’il réveilla son camarade de chambrée.

-    Momoh, je crois que j’ai trouvé une occupation !

Le Conseil des Juifs des « Dix-sept Provinces » l’engageait en qualité d’indiciaire, un titre brillant au contenu un peu vague.

-    Espion ?

-    Non, je dois visiter nos communautés à travers l’Europe, étudier l’évolution des marchés, évaluer les risques à venir, annoncer d’éventuels conflits économiques,….

-    Et en plus d’une mule que t’offrent-ils ?

-    J’en ai appris en ta compagnie, vois-tu, nous avons négocié des parts, le Conseil a constitué un comptoir secret, je ne devrais pas te le dire, cette banque investit dans des compagnies récemment établies sous des prête-noms, dans les moulins à eau, dans les fours et l’affrètement des navires qui font l’Espagne, le Portugal, Venise et même ces comptoirs d’Afrique. Je vais voyager, Momoh !

-    C’est ce que tu veux ?

-    Sûrement, dans une semaine, je marche sur Paris.

-    Tente l’expérience, les gens de ta race sont forcés de prendre des risques pour que leurs affaires prospèrent. Vas-y. Tu sais le chemin qui mène à Bruges, tu reviens quand tu veux. 

- Voilà qui est pour le mieux songea le Flamand déjà triste à l’idée de perdre son protégé. N’avaient-ils pas partagé de terribles aventures ? Il ne leur restait que deux jours ensemble. Momoh lui apprit son code d’écriture numérique, le mentor recopia ensuite les noms de ces contacts à Paris, Bruxelles, Gand, Florence, Genève, Lyon, Avignon, Arles, Mayence, Cologne, et des adresses encore plus lointaines jusqu’au Pays des Souabes, Innsbruck ou en Bohême.

-    Il te faudra rapidement élargir ton réseau en Autriche, les Habsbourg pourraient bientôt s’emparer de nos villes.

Il y avait du paternalisme dans son attitude, le routier solitaire s’inquiétait de la vie de nomade qu’aurait le cadet Danielli.

-    Tu as vu quel est mon sort, des ribaudes souvent, des sirènes à l’occasion, des auberges et des granges à foin, des fripouilles qui te détroussent et t’égratignent,…

-    Mieux qu’un atelier douze heures par jour et une épouse qui m’attend aux pieds du lit pour réciter les Psaumes, pendant que chiale la marmaille !

-    Demain je retourne consulter ton antique youpin, j’ai deux mots à lui dire avant de t’abandonner à ses griffes !

-    Mais…

-    Ta gueule, dors.

Le lendemain, le banquier les reçut chaleureusement. Il fit servir  d’abord des liqueurs de genièvre et ensuite de l’eau de vie de cerise.

-    Un Kirsch de Feldbach où j’ai vécu autrefois!

-    Pas mal en effet bien qu’il soit encore tôt pour se piquer le tube.

-    Santé ! Benjamin vous a certainement révélé l’essentiel sans trahir, je l’espère, le moindre de nos secrets. Vous savez que nous, Dispersés, sommes tenus à la prudence et à la discrétion.

-    Si le roi des François s’empare de nos Flandres, ses Etats l’obligeront à durcir les règles qui vous concernent, Maximilien, lui, tiendrait les promesses faites à Marie la Burgonde, dans ce cas vous éviteriez le pire. Notre Benjamin vous a rapporté ce qu’est la situation à Venise depuis la chute de Constantinople. Pas brillante. A Prague c’est encore plus urgent, on vous force à porter le jaune.

Santé ! Rassurez-vous, Danielli est resté muet ou presque. Ce pourquoi je reviens vous voir est fort simple.

Il tendit un document à son hote. La lettre de crédit était signée de Piero Danielli, la somme accordée à son cadet paraissait importante. Le financier sourit.

-    Ce garçon n’est pas seulement intelligent et observateur, le voilà nanti d’un capital.

-    Et tu as traîné ce mandement le long de notre campagne, tu l’avais sur toi à Nancy ?

Momoh ne répondit pas.

-    Vous étiez à la dernière bataille du Lion ?

-    Nous étions tout près, nous n’avons observé cet affreux carnage qu’à longues distances.

Benjamin fut hébergé par un vague cousin joaillier. Le Brugeois pouvait rentrer chez lui, presque rassuré.

-    N’oublie pas, si ta jument te conduit à Florence, tu y retrouveras mes enfants !

-    Je passerai à Bruges pour l’Hanoukka, notre Noël de Youpins ! Je prendrai soin de Fomalhaut, rien ne pouvait me faire plus plaisir que ce cadeau. C’est pour cela qu’elle nous accompagnait ?  Toi alors !

-    Janine te fera une sauce cameline !

-    Et cette crapule de Platter m’invitera chez les horizontales ! Embrasse les tiens. Veille sur ma « sœur » Djamila.

-    Reste un bon Juif, mon Benjaminus.

Momoh prépara son retour.

 

Son attelage trottait gentiment. A coté de lui somnolait un capucin qu’il avait embarqué sur le bord du chemin, ce frère lai rentrait à Gand. Au port Damrak, Momoh avait acheté une dizaine de sacs de sucre de canne qui arrivait des Indes, des amandes de Haute Provence, des oranges du Portugal et des épices africaines. Ainsi qu’il l’avait annoncé, le marchand prenait le chemin du nord, Utrecht, Delft, Rotterdam, Breda. A ce train là il parviendrait à Genk en moins d’une semaine.

Le franciscain vivait en quatre temps, un pour dormir, un pour saouler son conducteur de monologues sans fin, un pour s’empiffrer aux étapes, un pour psalmodier durant sa digestion. Le Brugeois s’en accommodait. L’intemporel mesurait au moins six pieds de haut et presque quatre de circonférence abdominale, un calibre qui suffirait à décourager dix présomptueux assaillants. En souriant, Momoh songeait que lui aussi avait sa « règle », une discipline héritée de son père Hugo. Préparer son itinéraire dans le détail, recruter une fiable escorte, ne pas charger ses débiteurs d’un intérêt peu chrétien, s’intéresser à ce qui paraissait innovant hors de son champ d’activité, croire en la justice des Hébraïques si ce n’est en leur honnêteté et, dans ce cas présent, savoir se montrer généreux en payant le toit et le manger à son impressionnant garde du corps et mendiant du Christ.

-    Ce qui trouble les hommes, ce ne sont pas les choses, mais les jugements qu’ils portent sur les choses. Par exemple la mort n’a rien de redoutable, notre bon Socrate nous en aurait prévenus. Mais c’est le jugement que nous portons sur cette indécente conclusion, à savoir qu’elle nous est annoncée effrayante, c’est cela qui est redoutable dans la mort,…

-    Mon père disait que la malemort ennuie surtout les survivants et principalement les jeunes veuves qu’on force à porter le deuil.

-    Autrefois, à ton instar, je faisais du commerce, quand ma régulière s’en est allée voir ailleurs, bon sang une bigote la démone, b’en j’ai remis l’affaire à mes imbéciles de fils et je suis entré au couvent. Sans prêté aucun sèrement, des fois, si je faux le Ciel se montrera moins sévère. Amusant, je vendais des ustensiles de cuisine aux officiers de la bouche et à une kyrielle d’empoisonneurs. A peine m’étais-je encloîtré, le prieur n’a rien trouvé de plus mystique que de me confier la promotion de notre cervoise. Et me revoilà en piste, moi qui voulais prier matines et regarder pousser des légumes ne me souciant de rien. Quand tu n’as plus de racines tu peux faire l’amour à la terre entière. Ce qu’une poignée de cerises ou de framboises peut bonifier le breuvage, tu ne t’en douterais pas, je ne puis partager notre recette, mes frères me courciraient la panosse ! Tiens à propos d’amputation, as-tu entendu la légende du Juif qui débite les parties de son marmot pour s’assurer qu’il prenne soin de lui une fois devenu  grabataire, ou celle de ce schmoutz qui jeta au feu son poupon sous le vilain prétexte qu’il en avait déjà sept et que sept est un chiffre sacré chez les Israélites ?  Crois-tu que notre destin soit écrit sur des tables et que nous ne faisons que suivre bêtement un itinéraire défini à l’avance par notre divin Pasteur ?

-    Tu veux me jauger, l’emburé ?

-    Que non, moi j’y crois, tu n’as pas lu Sénèque, non, tu es un marchand, moi je l’ai lu… « Représentons-nous bien qu’il y a deux républiques : l’une grande et vraiment publique embrasse les dieux et les hommes ; nous ne nous y confinons pas dans tel ou tel coin particulier, et la cité que nous habitons n’a de bornes que celle du soleil ; l’autre, celle à laquelle nous attache le hasard de la naissance ne comprend plus tous les hommes mais un groupe déterminé ». Ca t’en bouche un coin ? Le Troupeau choisi et le Guide suprême ! J’ai rien contre, bien qu’agoraphobe, cette idée de moutons bêlants broutant les poils du cul de leur berger, pardonnez-moi si je vous offense Seigneur Jésus, cette idée, disais-je avant de m’interrompre moi-même, cette idée m’horripile, la terre que Dieu a faite, pardonnez moi Père éternel, cette terre est remplie de casse-couilles. Tu vois, moi je ne demandais qu’à conclure mon pensum dans un monastère à l’abri des ennuyeux. Me lever aux matines en espérant que la journée soit rayonnante et que le Saint-Esprit, pardonnez-moi O Tierce si je vous offense, que ledit Saint-Esprit inspire la fermentation de notre bière dont je te disais, qu’avec l’adjonction de cerises à un moment précis, cette fermentation, disais-je, commet un miracle, Trinité pardonnez-moi si je vous ai offensé.

Ils firent une longue pause. Le matin  l’aubergiste de Breda leur avait préparé un casse-croûte. Ils s’installèrent sous un orme d’au moins soixante pieds. Le capucin vida la moitié de la gourde de vin. Momoh sortit la miséricorde de son père et trancha le pain.

-    Tu sais la vie monastique n’a rien d’ennuyeux. Faut se mobiliser avant les poules mais je compense le manque de sommeil en rêvassant sur mon labeur. Puis la bibliothèque contient des trésors. Récemment je lisais un manuscrit fort rare : le Viandier de Taillevent, une œuvre unique en son genre et qui date de deux cents ans ! Des recettes à faire baver un aveugle ! Il vaut largement le Registrum Coquine du Sieur de Bocker, ce cuisinier de la papauté s’attarde trop, à mon dégoût, sur des sauces qui t’enflamment la bile et colorent les humeurs, sans insister sur l’atonie d’un colon qui devient facilement irritable. L’omelette aux oranges ne me paraît pas trop mal. Hélas les oranges, on n’en a jamais vu croître par ici et planter cet exotique arbuste sous nos climats, faudrait vendre son âme à Belzébuth pour qu’il monte le chauffage, pardonne-moi Belzébuth si je t’offense, mais je vois là que tu as trouvé de ces agrumes au port Damrak, on pourrait….

-    On pourrait oui, sauf que nous ne nous déplaçons pas avec une fournaise et sa batterie.

-    Ba ! Ba ! Ba ! A la prochaine étape, je m’arrange avec le tenancier, il ne saura me refuser l’accès en ses communs, par derrière, je ne troublerai pas la clientèle et je lui promettrai de prier Saint Bernard pour la santé de son commerce, pardonnez-moi Saint Bernard. Hum ! Qu’en penses-tu ?

Momoh se laissait bercer par le monologue de son équipier. S’offrir une délicatesse lui parut un excellent projet. Ba ! Ba ! Ba ! Black sheep, have you any wool ? Yes sir, no sir, three bags full.

-    Tu choisiras les plus mûres, les vertes doivent arriver à point chez moi pour la Saint Jean le baptiste.

-    Dans le Mesnagier de Paris,…

Le Brugeois s’interrogeait sur la culture de ce frère monial. Où avait-il appris tant de choses ? Lui, il avait subi les enseignements de l’oncle Johann qui, il est vrai, concentrait ses leçons sur des sujets prétendument sérieux tels que la géographie, les sciences humaines et morales, les mathématiques, l’histoire de l’art et sa foutue grammaire.

-    La sauce cameline…

-    Celle-là je sais, je sais : pain blanc, vin clairet, graine de paradis, sucre et sel,….

-    Teretete… tu me parles du procédé savoyard, non, pain grillé, beaucoup de cannelle qui donne une couleur « chameau », du gingembre, du poivre long, du vin aigre ou du verjus…

-    Et une adjonction de raisin de Corinthe…

-    Dans le Yorkshire c’est ainsi, je te le concède, oui pourquoi pas du raisin de Corinthe pour adoucir la sauce, en as-tu dans ton bagage ?

-    Ou alors à l’italienne avec du lait d’amende, du bouillon, du foie, du jus de grenade, du sucre qui te fait un aigre-doux. Du sucre de canne par exemple…

-    Tié, j’vois que tu apprécies la bonne « char » !

-    J’ai un peu visité le sud. Et c’est par là-bas que j’ai pu me recueillir devant une fresque où l’on observait les coupables, les « goula », retenus par leurs démons à coté d’une table copieusement garnie, coupables interdits de goûter aux plats étalés !

-    Il reste le plaisir des yeux qui n’est pas à négliger, finalement ta peinture est moins cruelle que celle de notre Calendrier des Bergers où l’on voit des gourmands de ta sorte forcés d’avaler de vifs crapauds  et des matières fécales.

Ce moine épicurien lui expliqua encore la classification d’Avicenne en son Tacuinum sanitatis : piquant, chaud amer, salé, gras, tempéré doux, insipide, aigre, froid austère.

-    Classification contestée par Paracelsius.

-    Et par cet imbécile de Savonarole (Traité de Diététique), compléta Momoh, un brin amusé de s’entendre discourir sur l’art du sain manger.

-    Oui mais ces gens ne voient rien de divin dans les plaisirs du manger. Pour eux c’est affaire de médecine, leur souci de nous éviter les Trois Larrons (Apoplexie, Goutte et Gravelle) est sans doute charitable, je préfère la philosophie de Saint Bernard, qui fut un grand amateur en l’art subtile d’apprêter les œufs, l’omelette en particulier. 

-    Moine, un point m’inquiète, je ne t’ai pas entendu, jusqu’ici, me vanter la consommation de fromage.

-    Je n’ose ! Mon prieur m’a puni pour avoir achevé une pièce d’Edam, croûte incluse, je me souviens encore de cette si bonne « couenne » ! Ah ! Meilleur que dépuceler une vieille fille.

-    Je préfère le fromage persillé, frais…

-    Persillé et à l’ail ! Euh, combien nous reste-t-il à couvrir avant la prochaine étape ?

-    Deux petites lieues et nous serons rendu à Maaseik.

-    Charlemagne fut un amateur de fromage bleu dont il supervisait la fabrication craignant qu’on l’empoisonne ce qui n’aurait pas été bien difficile, dis, pousse un peu tes mules.

Avaient-ils trop mangé la vieille ? Certainement. Au matin les deux compères eurent grand mal à grimper sur leur char. Ils renoncèrent à leurs dissertations. Le franciscain retrouva un semblant d’énergie vers le midi, il récita ses psaumes. Le troisième quart du jour franchi, le spirituel reprit goût au monde des humains.

-    Tu crois aux revenants, à ces terrifiantes légendes ?

-    Je n’ai foi qu’en notre Bon Dieu, son fils et la parenté des Saints, l’Esprit, ne l’oublions pas, j’avoue qu’il m’est arrivé de trembler médianoche quand j’étais coincé sous la bannière des étoiles.

La forme de l’approche ne fut qu’un prétexte, en fait de revenants et de légendes Momoh eut droit à l’entier répertoire lubrique des ménestrels.

-    « Richeut », c’est l’histoire d’une grognasse qui fait commerce de son abricot. Elle laisse croire à chacun de ses maraudeurs qu’il a oublié le noyau, qu’il est le papa du Sansonnet qu’elle mitonne en son giron.

Ce fut pour notre frère lai l’occasion d’exprimer son point de vue sur la manière de conduire les femmes, user de beaucoup de douceur en paroles et, stricto sensu, d’une grande fermeté dans les actes. Il enchaîna avec « Gombert et les deux clers », la mésaventure d’un bourgeois ayant bêtement offert le gîte et le couvert à deux étudiants et qui s’aperçoit matin venant que le premier a couché avec sa femme et le second avec sa fille. « Le Vilain de Bailleul » permit au convers de se payer une tranche vengeresse à l’égard des bouseux. Un paysan se laissait convaincre qu’il sombrait dans l’agonie, un prêtre vint lui concéder l’extrême onction et, tandis que le « mourant » débite ses prières une chandelle à la main, le pieux serviteur du Ciel en profite pour empaler son épouse. « La veuve», « Le Vilain de Farbus » (l’homme qui cracha sans sa soupe), « La Vieille qui graissa la main du Chevalier servant»,… Vraiment, ce capucin en voulait aux campagnards ! Certaines de ces fables puisaient leurs origines dans les « Mille et une nuit », le Kalila ou le Dimma dont couraient plusieurs versions converties de l’arabe en langue populaire. Le Brugeois ayant eu la triste fantaisie de ramener son conteur à des sujets plus convenables, lui baillant en quelle circonstance il avait croisé un étrange pèlerin en marche pour Compostelle…,

-    Compostelle ? « La fille de Ponthieu », Thibault et sa femme se mettent en route pour le Tombeau de Jacques. Ils veulent y prier le Saint Apôtre de leur accorder un fils ou éventuellement une fille, jusqu’ici leur acharnement n’a rien rendu. Les voilà attaqués par des brigands qui violent l’infertile sous les yeux de son époux… impuissant, forcément ! Une fois délivrée, folle de rage elle se jette sur son mari et tente de le tuer. Celui-ci, l’ayant calmé de mots navrés, ne sait plus que faire de cette furie et finit par la rendre à son beau-père. Et le papa, ulcéré par l’attitude incongrue de sa fille, la jette en mer dans un tonneau. Un gentil sultan, qui croisait par là, sauve la malheureuse des baleines et finalement l’épouse. Rongés de remords le père cruel et le mari défaillant s’en vont expier leur péché en Terre Sainte, en chemin les voilà emprisonnés par des Maures. Par fortune, la dame viendra les tirer de ce mauvais pas.    

Le capucin termina son fabuleux récital par le « Rainaert de Vos », la version flamande de l’ « Ysengrinus » composée en latin à Gand en 1148. Cette épopée animalière aurait dû permettre au narrateur d’achever son inventaire par une leçon de morale. Mais non, le frocard estropia ces ennuyeux aspects pour s’étendre plus amplement sur le passage où le renard viole une docile innocente.

Demain ils quitteraient Genk traverseraient le Limbourg et si les mules gardent l’allure ils dormiraient la nuit prochaine à Louvain.

Pour l’instant les deux compagnons se rafraîchissent derrière l’étable de l’auberge.

-    Crois-tu…

-    Que ce serait péché de faire monter deux chaufferettes pour favoriser notre endormissement ?

-    Frère dangereux, œil d’Abel qui lit mes honteuses pensées, crois-tu que le Seigneur me pardonnerait ?

-    Le Seigneur sans aucun doute mais ton Abbé, tu seras  forcé d’aller à confesse pour la Saint-Jean ?

-    Vois-tu je ne crains pas le courroux de mes supérieurs, le Prieur me mettra au pain pour cinquante deux vendredis, mais le Seigneur, Lui ?   

-    Nous prierons pour ton pardon à Notre-Dame sur la Dyle, demain à Louvain. Je payerai un cierge de six pouces à notre Sainte Mère, un de trois à Saint Joseph son infécond partenaire et un dernier à Marie-Madeleine.

-    Oui, elle, elle comprendra. Elle a connu l’abject. Combien de pouces le cierge pour Marie-Madeleine ?

 

Alors qu’ils liquidaient une toilette plus que sommaire, les pèlerins entendirent un terrible grognement qui tourna finalement au désespoir. Ils se précipitèrent en direction des communs. Là un solide cuistancier armé d’une méchante rapière décapitait un cochon récalcitrant et couvert de suie. Un commis récupérait le sang de l’animal.

-    B’en, pourquoi il est tout noir ton pauvre cochon ?

-    Parce que je le couvre de suie.

-    Et pourquoi faire ?

-    Ca donne un goût de fumé.

Le boucher se remit à la tâche et vida les entrailles de la bête tandis que son aide commençait à raser la peau et les oreilles du porc.

 

L’Hostellerie du Sanglier offrait un confort inattendu mais particulièrement bienvenu. Momoh avait trop souvent dormi sur la paille ou plus simplement encore à l’abri d’un sapin, veillant les bolides qui déchiraient parfois la voûte céleste. Là tout semblait arrangé pour le meilleur confort des hotes. La salle à manger ne ressemblait nullement à l’une de ces tavernes où se saoule une clientèle vulgaire. Une imposante cheminée occupait le fond de la pièce, sur son manteau le tenancier avec aligné une collection de crânes et de  pigaches.

-    Ces bêtes-là sont plus malignes que nous, elles méritent le respect du souvenir ! 

Sur chaque table brûlait une bougie, le vin était servi dans des cruches joliment décorées.

-    Par Saint Vincent, patron des vignerons, que vous sers-je, aimables pérégrinateurs, un gentil muscadet ou deux bouteilles des fonds baptismaux ?

-    Par Saint Hubert, patron des chasseurs, nous ne sommes point en tenance de tripe (carême) répondit Momoh d’excellente humeur, va pour ta piquette.

-    Pour la gogaille, par Saint Hubert, ce n’est pas de la goguette que je vous propose mais un marcassin rôti sur braises, vous m’en direz des nouvelles !

-    A boire et à manger coupa l’énorme capucin, tu ne vas pas nous servir l’er monach (almanach) in extenso !

  

Ce pénaillon migrateur manifestait un féroce appétit, cette petite bête-là fut engloutie du groin au bout de sa queue. Le Brugeois prenait plaisir à observer le goinfre, songeant à son papa Hugo à qui il n’avait pas eu le temps de donner congé. Dommage. Momoh voyait l’image de ce brave « Saint Joseph de circonstance » s’évaporer de sa mémoire.

-    Tu m’as l’air dans les limbes, compagnon ?

-    Les limbes c’est un peu l’endroit, vois-tu je suis un enfant trouvé, chez moi on disait « tombé du  beffroi », mon père adoptif te ressemblait, un solide qui trimait dur mais vénérait Epicure et suivait sa politique de fond en comble. L’horrible c’est que lorsque je ferme les yeux je n’arrive plus à retrouver son visage.

-    Tu l’as aimé ton Ersatz, alors ? Pour ce qui est de son image, toi, qui es-tu, le nourrin des premiers ages, le boutonneux qui s’astique le nœud d’impatience, le trou du cul qui marche sur le bout de ses escarpins pour éblouir une damoiselle, l’ambitieux qui mène son affaire ou ce con en face de moi ? Alors, au jugement dernier quel vader retrouveras-tu assis sur les sandales de Saint Pierre, un arthritique gémissant, le tombeur de ta mère nourricière ou le pubère qui se regardait pousser le duvet sous le nombril? C’est qui ton père, mon petit ?

Momoh négocia les services de deux « courtisanes » en fin de carrière, le maître des lieux refusant d’user un vocabulaire qui pourrait confondre son établissement avec un bordeau de derrière la cathédrale.

-    Et ton moine il s’en arrange avec le Bon Dieu ?

-    Et toi avec tes cochons noires ?

-    Je ne chasse que des quartaniers !

-    C’est ce qui m’semblait répondit Momoh en rotant. Le marcassin que tu viens de nous servir, il avait quatre ans ou quatre mois ?

-    Exception fait la règle, j’ai estourbi sa maman je n’allais pas laisser les petiots se perdre dans les bosquets en grognant de désespoir !

-    Pareil pour nous autres mais à l’envers si tu me suis, tes ribaudes ont dû en labourer des acres sous la couette ! On va les honorer malgré leur état faisandé, par politesse et compassion. Et puis, charité oblige, le Ciel ne verra pas de mal à ce qu’on verse la dîme à tes obstinées de la paillasse.

Les deux marchandes d’illusion avaient vécu et acquis un incomparable savoir-faire. Une expérience aussi vaste que leurs hémisphères postérieurs. La première de ces gracieuses eut cependant du mal à localiser les burettes du capucin.

-    Laisse moi te souvenir (aider) Anneke, je lui relève l’œuf de Pâques, tu joues du quadrillon. Toi le Monseigneur-qui-défraie, déballe déjà ta bourse je viens te soulager dans tout un peu.

Le monial faillit mourir d’apoplexie, sa panse fit sept soubresauts puis l’homme s’endormit en ronflant.

-    Couvrez le bien, les vieilles gens sont frileuses !

Rassuré sur le sort de son camarade, Momoh s’abandonna paresseusement aux soins de ses courtisanes. Il s’engouffra dans leurs terres humides. Il y avait du désespoir dans cette obscène fornication. Claire, Marguerite, Anne, Djamila, des femmes au corps admirables. Et là !

Il paya ces complaisantes, acheva sa cruche de vin et sortit voir ses mules.

- On en a fait du chemin ! Hein, les belles ? 

 

A Gand le voyageur abandonna son franciscain, le renvoyant à la règle de son monastère.

- L’omission ? Tu crois vraiment que Belzébuth ne viendra pas me fourcher la langue.

- Si tu préfères tes cinquante deux vendredis au pain et à l’eau…. Rassure-toi ce ne sont point là paroles de patafiole.

Le Bon Dieu pardonne plus que tes aumôniers, tu lui expliques en direct, d’homme à Dieu, bon y’aura le Saint Esprit qui prendra des notes pour le jugement dernier mais Jésus est bon prince il interviendra en ta faveur. Si nécessaire Marie-Madeleine témoignera et Saint Bernard aussi, quoique Saint Augustin me paraisse plus habile plaideur.

En repoussant  la lourde porte, le capucin répétait encore :

                                                « L’omission, l’omission».

 

Claire accueillit Momoh sur le pas de la porte. Seule, Maman Berthe ne pouvait plus se déplacer, on la gardait en cuisine en compagnie de l’oncle Johann, l’agitation des servantes les distrayait. L’hémiplégique se fatiguait à la lecture, Berthe ruminait et jurait, croix de bois, qu’avec ce ciel voilé l’allait pleuvoir. Mariette et Daniel passaient leur journée dans les ateliers des Italiens, rue de la Nouvelle Athènes, où, avec ardeur, ils assimilaient le patois d’Alighieri.

-    Ces deux-là, on devrait les marier, après tout ils ne sont pas de même sang.

-    Mais de même lait conclut Momoh épuisé par sa journée. Et toi, où est ton courtisan ?

-    Courtisan, courtisan, vilain frère !

Djamila dormait dans sa chambre. Il n’osa la réveiller mais s’assit au bord du lit et caressa la chevelure ébène. Le voyageur l’abandonnait à ses rêves. Il souleva la couverture et contempla les courbes académiques de « sa petite maîtresse ».

-    Momoh, il faut que je te le dise car, la connaissant, elle gardera le silence. Ta Dulcinée est gravide.

-    Intéressante ? Tu en es certaine ?

-    Oh! Oui! Elle a tenté de le faire chanceler mais ton germe mord son flanc, l’amalgame tient bon, les vilains poisons qu’elle a bus n’ont pu échouer le  faon.

Djamila ne voulait pas de cet enfant, Momoh non plus. Il aurait eu vingt ans de moins, peut-être hésiterait-il ? Les anciens ne se rendirent compte de rien. Berthe n’y voyait plus qu’à l’ampan et Johann ne sortait que ses « memememememememmemememem ». Mariette et Daniel ne pensaient déjà qu’à Florence et Venise. Les servantes ? Voilà deux générations qu’elles élevaient des bâtards récupérés ici et là. L’aveugle ? Elle pouvait en parler à Dame Anne qu’elle visitait chaque semaine au couvent des Bénédictines.

-    Momoh, ce bébé il me le faut !

Le marchand fut surpris par la détermination de sa sœur. Il réfléchit, il en parla à la parturiente qui se sentait si mal qu’elle restait couchée des jours entiers.

-    Tu feras ce bébé, je te mènerai à Paris, si un jour tu veux le voir tu sauras où le trouver. Ma Clairette n’est plus une jeune fille mais elle saura en faire un gentil gamin. C’est à toi de décider.

-    Puisque tu le dis.

Bruges est encore puritaine et le restera longtemps mais, si ces affaires « de famille » font baver dans les chaumières le temps d’une saison et si les curés ne s’en mêlent pas, chacun finit par retrouver ses soucis. Les incursions françaises font des sujets plus sérieux, déjà l’Artois et la fière Bourgogne ont basculé sous le joug de l’insatiable Louis.

Une fois ou l’autre, Hans aurait les fourmis dans les jambes et il s’en irait. Claire restait la femme pragmatique de toujours. Elle y voyait aussi la volonté du Ciel. Chrétienne et pécheresse, la vieille fille aimait croire qu’ainsi elle payait une impardonnable faute de jeunesse. Foulour et joliveté.

 

La nièce d’Hazeline avait appris le métier d’accoucheuse. Le fils de Velroux succédait à son père, ce serviteur d’Hippocrate partageait depuis longtemps les secrets de la Maison Boogart. Rien à craindre de leur coté. On consulta alternativement ces deux apôtres d’Esculape. L’enfant semblait grandir sous la bienveillance du dieu des Chrétiens, filant sa toile au sommet de l’utérus.

-    Je le déclarerai moi-même au curé.

Le décret était sans appel, Claire ferait face aux rumeurs, personne ne s’acharnerait longtemps sur elle.

-    Ce sera un van den Boogart !

Momoh paraissait satisfait de la tournure des événements. Certes Djamila ne se laissait plus entreprendre mais il trouvait aisément compensation dans les quartiers dépravés de l’Oud Brugge où l’entraînait l’infatigable Hans Platter. Un problème l’inquiétait encore. Quel serait le destin de cette courtisane hébraïque, livrée seule à Paris ?

 Un matin il s’en ouvrit à la prégnante. Djamila jouait avec Azza.

-    Cela te gênerait de te faire « chrétienne » ?

-    Le tralala, Jésus, Marie, Joseph, apprendre vos grâces, vos simagrées et vos momeries ?

-    Non, tu pourrais t’en tenir au Patre Nostre et au Credo, je ne te propose ni baptême ni mariage mais une identité plus convenable.

-    Tu veux changer mon nom ?

-    Oui, il me parait prudent que tu passes pour une Italienne. A Paris personne ne fera la différence. Par contre une Juive qui veut y faire carrière !

Ce fut une courte période de paix retrouvée, ensemble ils cherchèrent des prénoms.

-    Amélia !

-    Tu t’appelleras Amélia, fille illégitime de Piero della Francesca, l’affaire est plausible, l’intéressé a traîné ses poulaines par ici, il y a juste assez longtemps.

-    Et s’il l’apprenait ?

-    Il l’apprendra et il en rira un bon coup, mieux, il pourrait te laisser un petit héritage pour ennuyer ses rapaces de frères, Piero est un homme à part, il a un siècle d’avance sur nous tous.

-    Amélia della Francesca !

La tricherie lui coûterait une belle somme de gelds. Le clerc ignore qu’il traite de la conversion d’une courtisane juive et pécheresse en damoiselle florentine, Momoh lui a raconté une histoire de concubinage qui aurait porté ses fruits.

-    Une bâtarde que j’ai ramenée dans mes bagages !

-    Et vous la gardez chez vous ?

-    Non, justement elle va s’en aller à Bruxelles…

Ce sous-ministrion du culte joue l’important. L’explication donnée ne tient pas, mais l’avidité arrange les choses et les écus calment les consciences. Le marchand fit un rapide calcul du prix possible de cette corruption. Il se promit de ne pas dépasser une certaine limite et d’ouvrir l’enchère au plus bas.

-    Donc vous souhaiteriez que nous mettions à jour le registre des naissances ?

-    Et ensuite j’aurais besoin d’un extrait de naissance certifié de votre main.

-    Il faudrait que j’en parle au vicaire.

-    A vous d’en juger, je ne payerai qu’une fois le travail, à lui ou à vous !

Le serviteur de l’administration divine comprit vite mais s’accorda un temps de réflexion avant de franchir le pas. Le portail de sa moralité avait subi d’autres assauts et de plus lourds coups de béliers. Cette imprudence pouvait-elle être dangereuse ? Bien pesé…

-    Vous dites qu’elle serait née ici à Bruges, fruit d’un appariage coupable entre le sieur Piero della Francesca et une fille de la campagne. En… ?

-    Le 28 Juin de l’an 1454, le jour de la Saint Jean. Il y a exactement vingt-quatre ans moins huit jours. Son florentin de père faisait un apprentissage chez Maître van der Weyden, récemment décédé, et logeait chez mon père qui alors employait cette innocente cousine… Mon oncle Johann pourrait le contester à votre demande…

-    Et elle quittera Bruges ?

-    Dans un mois, sans retour.

Ce responsable du registre baptismal comprit qu’il entendait de solides menteries. Il fit savoir ce que coûterait l’acte certifié. Momoh ne broncha pas, l’appétit vient en mangeant, ce jeune clerc commence juste à picorer.

-    Vos émoluments !

L’argent fut payé à l’abri des regards indiscrets. Le visiteur cacha le certificat dans son justaucorps, au moment de quitter la cure, il se retourna vers son complice en levant les yeux au ciel.

-    Dieu seul est témoin de notre fourbe !

-    Et Il est fort occupé ailleurs… à d’angoissantes affaires, ne le troublons pas pour si peu.

 

La respectabilité des Boogart mettait Momoh à l’abri d’éventuelles tracasseries, Johann n’était-il pas guildien et lui-même membre de la Corporation des Marchands ?

 

Il fallait maintenant donner plus de poids à ce fragile document. Il se rendit en la demeure de l’Ambassadeur vénitien récemment appointé par la Sérénissime. Un valet l’introduisit dans un luxueux appartement.

-    Excellence !

-    Hjeronimus van den Boogart ? Oui. Mon prédécesseur m’a parlé de vous….

 

Les deux hommes évoquèrent divers aspects de la vie économique de Venise et de Bruges, la menace ottomane et les appétits franco-autrichiens. Un domestique servit des liqueurs et des dattes. Le chargé d’affaires avait appris le regrettable internement du Brugeois lors de sa visite au pays des Doges. Momoh détourna la conversation préférant en revenir à ses activités commerciales fort variées.

-    On m’a rapporté que vous aviez acquis des tapisseries de la plus élégante facture.

-    Elles sont chez moi, j’ai pensé que l’une d’elles pourrait vous intéresser, elle témoigne de la grandeur de votre fière et lacustre nation. La personne qui me l’a cédée appartient à une honorable famille de votre Sérénissime République, ne serait-il pas congruent qu’elle vous revienne ?

-    Tentes-tu de me soudoyer ?

Ils abordèrent en fin le cœur du sujet.

-    Mais Della Francesca est Florentin, je ne puis contresigner ce document. Ce serait un faux !

-    Il fuyait Savonarole qui lui cherchait des poux. Venise l’a accueilli. Mon Seigneur, n’est faux que ce qui n’a pas l’air vrai.

-    En somme le cachet de notre ambassade vous suffirait.

-    Votre signature ferait un plus estimable effet mais si vous craignez…

-    Je ne crains rien, je ne crains rien… Et où ferez-vous valoir ce titre ?

-    A Paris.

-    Paris ! Pourquoi ne le disiez vous pas plus tôt, Paris est si loin de Bruges et Louis n’est pas près de s’emparer des Flandres. Maximilien a fait vite et bien !

Restait encore une ultime formalité, faire reconnaître le parchemin à la légature des Medici.

Les missions diplomatiques de Venise, Florence ou celle des Ligues Hanséatiques n’avaient en principe que des mandats de commerce. Parfois un expatrié leur demandait de certifier son origine, en particulier lors d’un projet de mariage avec une indigène flamande.

-    Et vous venez vingt-quatre ans plus tard me demander d’enregistrer la naissance de cette dame !

Momoh se perdit une fois de plus dans des explications invraisemblables qui ne troublèrent pas son locuteur.

-    Mille gelds, prego !

-    Niente! Cinq cents !

-    Per favore! Huit cents! Per favore !

Le diplomate sortit le registre concerné et enregistra lui-même cette tardive mise au monde. Il recopia ensuite la référence sur le parchemin que le Brugeois lui soumis. Voilà, par le miracle de l’argent, Djamila l’Hébraïque devenait Amélia della Francesca. Cette renaissance amusait l’intéressée. Elle ne reniait ni sa foi ni ses origines.

- Ce n’est qu’un arrangement avec le monde des hommes et en particulier celui des Chrétiens.

La nièce d’Hazeline parut inquiète. L’accouchement s’annonçait difficile.

-    Il est minuscule, tout est petit, la mère, la porte de sortie. Son faix ne doit pas passer cinq livres.

Le travail dura un jour et une nuit, la mère perdit eaux et sangs. Alors que désespéré on s’apprêtait à appeler au secours le docteur Velroux, l’enfant jaillit, gluant comme un œuf poché ! La sage-femme saisit le bébé, coupa le cordon et fit un nœud aussi joli que possible. L’aveugle, Claire et Radegonde s’occupèrent du reste en veillant à récupérer le cordonnet de cruor et de lymphe pour que le nourrin ne finisse pas sur un champ de bataille. Le nouveau-né se mit soudain à crier, ouvrant ses poumons, aspirant la vie sur terre.

A la cuisine, grand’maman Berthe sursauta :

- On a pondu dans cette maison, et sans rien me dire !

Oncle Johann tenta de lui expliquer :

-    Memememmememmememmemememe !

 

Epuisée, Sofra-Djamila-Amélia della Francesca s’endormit et ne se réveilla jamais plus. Les Boogart lui organisèrent de très catholiques funérailles et on l’enterra au cimetière de la Quitterie. Les Corporations s’étaient déplacées ainsi que l’ambassadeur de Venise et le légat des Medici. Jan van Eyck pleurait.

« Candides perles, orientales et nouvelles,

Sous de vifs rubis clairs et vermeils,

Où se dessine un sourire angélique qui souvent

Sous deux noirs sourcils fait scintiller

Vénus et Jupiter en même temps,

Et son teint tout entier est fait de lys blancs

Aux roses vermeilles mêlées,

Sans que l’art ne diminue aucunement.

Les cheveux anthracite et bouclés nimbent

Son front joyeux, qu’Amour éblouit de merveilles;

Et les autres parties ressemblent à celles

Dites précédemment en égale proportion,

De celle au vrai est aux anges pareille. »

Boccace, Rimes

 

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Claire trouva une nourrice, veuve d’un soldat mort en Artois et mère d’une fillette de six mois. Cette maman accepta l’offre avec soulagement, heureuse d’échapper ainsi à la tutelle oppressante de beaux-parents devenus amers.

Azza errait entre les deux maisons Boogart à la recherche de sa maîtresse. L’atelier de Johann avait provisoirement été transformé en manufacture de lingerie. Les derniers apprentis de Johann s’étaient reconvertis dans la fabrication de sous-vêtements. Claire supervisait le travail de chacun.Ce qui importe, affirmait-elle, c’est que l’on crée, les Boogart sont en vie.

Où puisait-elle tant d’énergie ?

La chaleur de juillet aurait du favoriser la paresse. Avec le temps, les façades s’étaient couvertes de lierre, le feuillage procurait une agréable fraîcheur à l’intérieur des habitations. Personne ne se souvenait que ce fût là un projet d’Anne la cloîtrée.   

Et puis ce fut le départ de Mariette et de Daniel, son « frère de lait ». On y trouva l’occasion d’une fête plutôt qu’un attristement. Momoh semblait incapable de se défaire d’une engourdissante mélancolie. Avait-il aimé Djamila ? A sa manière, certainement. Il écrivit à son ami Piero Danielli en joignant un message pour le Syrien. Peut-être croiserait-il un jour Ibn Bajjah. « Mon Oriental Ami, tes oignons nous ont donné de magnifiques fleurs qui ressemblent à ce turban que tu portais au tribunal le jour où tu témoignas en ma faveur (tulbend, tulipe), hélas Djamila n’a pas eu le temps d’admirer… ».

« Mon Cher Piero della Francesca,… j’avais imaginé que cette Juive soit ta fille, tu me pardonneras… ».

 

Au béguinage, de l’autre coté du canal, Anne soulageait les miséreux épuisant ses dernières forces. Elle avait fait une croix sur sa famille de Peerden, comme autrefois sur celle de Bruxelles.

- Jésus est mon Preux Chevalier. Alléluia !

Quand Mariette et Daniel vinrent lui annoncer leur prochain déplacement elle n’eut aucun mot de soutien et ne manifesta ni tristesse ni inquiétude.

- Florence ?

 

Momoh, ainsi qu’il l’avait accompli pour Guillaume, prépara au mieux l’expédition de sa fille et de son fils adoptif. Il acheta deux montures normandes, des chevaux au pas lent mais longs à la fatigue et demandant peu de soins. Il rédigea des messages pour ces amis Schnitt de Bâle, pour Rodolphe von Erlach, pour l’Abbé du monastère de Saint-Maurice, pour Marcus de Modène, pour Piero della Francesca enfin. Piero qu’il informait encore de la mort de sa « fille » Amélia, lui demandant s’il se rendait à Venise…. Et trois lettres de crédit que ces naïfs aventuriers  remettraient à qui de droit à fin d’obtenir de quoi vivre durant deux années.

 

Claire couvait le bébé de son frère ne l’abandonnant à sa nourrice que le temps de ses tétées. Les deux enfants dormaient ensemble. Ils grandiraient en promiscuité ainsi que le firent Mariette et Daniel. Pour la dernière gardienne des Boogart il paraissait important que cette prochaine génération redonne vie à la maisonnée. Hans se chargerait de remplacer Johann dans son rôle d’éducateur. Berthe finit par comprendre qui étaient ces deux poupons qui braillaient. Elle en oublia un temps ses misères. L’aveugle était l’unique personne capable de communiquer avec Johann, l’aveugle et le « mememememememe » avaient trouvé leur langage. La mère de Daniel caressait la main valide de l’infirme et le peintre lui répondait d’un bref mememememe.

-    Qu’est-ce qu’il dit, demanda Claire ?

-    Il voudrait qu’on appelle le petit… Johann !

-    Que voilà une excellente idée, merci Oncle Johann.

-    Qu’est-ce que tu dis, Claire ?

-    Oncle Johann dit qu’on baptise l’enfant de son nom.

Maman Berthe approuva en frappant ses deux mains.

-    On baptisera les deux bébés en même temps, décréta Claire, cela te convient-il Françoise ?

La paysanne referma son corsage et approuva du chef. Que pouvait-elle espérer de plus pour son orpheline, ses bourgeois semblaient avoir bon cœur et pas un pouce de mépris pour ses origines campagnardes. Il y eut deux sacrements et un grand repas pour célébrer le prochain départ de Mariette et Daniel. Des journaliers dressèrent une modeste tente dans le jardin près du canal. On convia de fidèles amis. Et par un signe de chance, un invité se manifesta à l’heure de manger. Benjamin tenait Fomalhaut par la bride!

-    Benjaminus !

-    Hjeronimus!

 

Le cadet Danielli réussissait. Il portait un habit magnifique. Momoh caressa l’encolure du cheval. Danielli leur offrit son cadeau de « Noël », une lampe murale d’Hanukhah.   

 

"Post hoc, ergo propter hoc"

 

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Les mois qui suivirent, le marchand mit de l’ordre dans ses affaires. Il effectua ensuite quatre voyages successifs à travers les Flandres et un à Aix-la-Chapelle en compagnie d’un commis de Johann qui s’était attaché aux Boogart faute de talent pour ouvrir son propre atelier.

A Aix, dans cet humble monastère, ils installèrent une œuvre de Johann, un Saint-François rayonnant de lumière. Comme le marchand en avait fait la promesse autrefois.

 

Usé avant l’age, Momoh van Brugge sentit un profond besoin de disparaître. Il perdit l’usage de son oreille gauche. Comment tomba-t-il dans cette trappe cistercienne ? Les Dunes, une des plus « belles filles  de Cîteaux », une des plus fidèles à l’esprit du re-fondateur. Le vieil itinérant connaissait déjà cette abbaye des Flandres occidentales. Si Saint Bernard la visita en 1139, lui, le voyageur s’y arrêtait parfois, fournissant les moines en essences et en herbes rares, des ingrédients nécessaires à la composition de leurs élixirs.

L’abbé Holman s’en tenait à la Règle de Saint Benoît « orare et laborare », exigeant rigueur et discipline de sa communauté, moines, convers et salariés. Le pré carré est encore régi par le principe de « la journée de marche ». La matin, après l’office à la chapelle (capelle), le piètre prend son outil à la grange (groote scheure) et part aux champs.  

 

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Les anciens travaillent à l’atelier de tissage (wewerie) ou à la boulangerie (backerien). Il est permis de parler, le silence reste un choix personnel. Les repas sont copieux, riches en légumes. Les jours de jeûne, les frères cuisiniers ne servent qu’une soupe légère, en soirée, à la fin de la prière. La semaine sainte est la période la plus difficile, les cloîtriers ne recevant qu’une cruche d’eau et un quignon de pain.

Par contre, pour les fêtes, et surtout à Pâques, l’abbé Holman fait servir un véritable banquet de réjouissance en ouvrant exceptionnellement les portes du réfectoire aux villageois de sexe male d’un large voisinage.  

Le prieur Luc, qui seconde l’abbé dans les affaires d’intendance, a confié au frère lai Hjeronimus l’entretien du pigeonnier (duvecot) qui se dresse au coin du potager. L’enceinte du monastère est immense, mille pieds (300 mètres) de large et presque deux mille de longueur. Par principe la communauté y vit en autarcie bien qu’elle soit obligée de recruter des journaliers tant son domaine extra muros est vaste.

Aux matines, le chapitre se réunit pour prier Saint Bruno et Saint Norbert. Nul n’est contraint de suivre l’ultime complie et peut librement choisir de méditer en cellule. 

La fatigue a rattrapé notre Momoh de Bruges, autrefois elle avait soudain saisi son père. Que reste-t-il de sa famille ? Ses parents ? Maman Berthe a rendu l’âme. Oncle Johann s’approche de la mort avec résignation.

Son « fils » Guillaume, qu’il a tant cherché sur le champ de bataille de Lorraine, repose près de l’étang aux canards en compagnie d’Hugo et des chiens. Anne aurait perdu la raison, lui a rapporté sa Clairette. Cette gentille sœur règne sur le reste des Boogart. L’atelier de Johann a finalement été transformé en école pour les enfants de la Quitterie, une activité plus chrétienne que la fabrication de culottes. Les orphelins font l’aller-retour matin et soir en chantant des psaumes. Leur présence anime la maisonnée et occupe Hans le Bâlois, résigné à l’idée de  finir ses jours à Bruges. Le petit Johann a l’âme d’un contemplatif, on l’élève sans faveur ni privilège. Azza l’a adopté et dort sur ses pieds, la nuit, rêvant à sa maîtresse Djamila soudainement disparue. Mariette envoie parfois un message par le courrier des Medici. Momoh se souvient de cette enfant trop mal aimée, qui le boudait à chacun de ses départs et lui sautait au cou à ses retours (accoler). A quoi bon être un père si l’on est toujours absent ? Mariette a épousé un peintre italien et elle vit aujourd’hui à Sienne. Momoh sait qu’il est grand’père d’un « Francesco » aux cheveux rouges!

Daniel est membre de la Guilde de Gand où il a ouvert son atelier.

Benjaminus passe souvent à Bruges pour ses affaires.

 

Momoh aime revivre son passé, même si les souvenirs s’estompent. Quelquefois des images de son enfance lui reviennent en mémoire. Ce jour si froid où, gamin, il tomba dans le canal Peerden, personne ne s’était aperçu de sa disparition. Une voisine cria de sa fenêtre :

-    Momoh est tombé dans le canal !

Hugo sauta et sortit du conduit son fils grelottant. A la maison Berthe frotta l’enfant avec un baume camphré et le veilla deux nuits. Une autre fois, alors qu’il jouait dehors, un méchant frelon lui piqua le scrotum. Ses parties enflèrent énormément. Le docteur voulait inciser les parties. Berthe refusa préférant se rabattre sur une décoction de camomille certainement moins traumatisante. Et puis très loin, il se revoit partant à la « chasse au lion », traînant une grosse branche morte. Une vieille l’emmenait en forêt pour ramasser du bois mort.  Qui était-elle ? Il cherche mais ne trouve plus.  

Ou alors ces orgelets qu’il fallait lui percer de force, Hugo lui tenant les bras tandis que Berthe pressait la bagatelle.

Et ces nuits sous les étoiles qu’il comptait avec patience ! Toujours avec ses chiens, avec ses mules !

Croit-il si fort en Dieu ?

Suivant le discours de ces moines blancs, il refuse l’ordre seigneurial qui pourtant lui accordait autrefois, sans trop de corvée (taxes), le droit de commercer à travers l’Europe et de faire fortune. Il méprise l’orgueil de certains ecclésiastiques qui vivent avec une cour de valets armés et des chevaux de remonte, ou qui s’accoquinent avec des aristocrates allant jusqu’à leur offrir de saintes sépultures (Tombeau du Sénéchal Philippe Pot, en la chapelle Saint Jean Baptiste, au plein cœur de Cîteaux, aujourd’hui au Louvre, Paris).

 

Ses biens il les a abandonnés à sa sœur, lui laissant le soin de partager cette richesse qu’il n’a jamais considérée sienne. Il a vendu le domaine de Saint-Trond et remis son bénéfice à l’échiquier des Dunes.

  

L’abbé Holman a compris le trouble de frère Momoh :

-    Crois-en mon expérience, tu trouveras quelque chose de plus dans le travail manuel que dans les livres. Bernard n’a jamais eu d’autres maîtres que les hêtres et les rochers. L’esprit inspire le glandeur. Nous avons construit ce monastère à l’écart, dans un « désert », notre quête transcende la réalité, le Ciel ne me grondera pas si je dis que cette recherche est « poétique », tu me comprendras bientôt, mon fils. Bernard nous parle souvent d’ « horribles et vastes solitudes », Alain de Lille n’écrit rien de différent par ailleurs mais il faut les entendre en se souvenant de Moise, de son cantique (Deutéronome, XXXII/10) si bien « éclairci » dans la Vulgate de Saint Jérôme. Jérôme, Hjeronimus n’est-ce pas ton saint patron ? Notre désert, nos solitudes n’ont rien de tristes.

Le dignitaire ne lui a posé aucune question sur sa foi, pas même demandé s’il se confesse régulièrement.

 

Le silence ne lui pèse plus. Il en a pris l’habitude et en un jour il n’échangera que des mots utiles avec le prieur, le cellérier ou un monial qui s’accommodent de sa progressive surdité. Sait-il prier ? Et pour quoi faire, il n’a plus rien à demander ou à attendre. Remercier ? Que le Très-haut protège cette fille qui a choisi de l’oublier, qu’Il manifeste sa compassion pour ses chers disparus, c’est tout. Seule compte la crainte de Dieu. L’abbé lui a donné à lire les « Moralia in Job » de Saint Jérôme.

-    Ne perds pas ton temps sur les scripturia de ce manuscrit, l’exemplar nous vient d’Angleterre, concentre toi sur la leçon d’humilité de ton saint patron, qu’y peut-on si nos frères ont cru que des enluminures enrichiraient son témoignage ?

 

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Des moines architectes refaisaient la chapelle et, comme il avait suivi un apprentissage chez de fameux peintres férus de géométrie, ils lui demandèrent de dessiner une verrière. Le prieur lui ouvrit les portes de la bibliothèque. Il trouva les modèles qu’il cherchait dans un ouvrage ancien (Reiner Musterbuch, Abbaye de Rein, Salzburg). Des motifs répétitifs, abstraits témoins de l’unanimitas originelle des cisterciens, cette recherche d’un langage global, sans mots, comparable à ce qu’il avait découvert autrefois dans ces livres que lui avait offerts son ami Ibn Bajjah, ce Maure de Venise, l’homme qui lui sauva la vie six ans plus tôt. Ces travaux sont modestes, rien à voir avec  ce « morbus aedificandi », cette maladie de bâtir qui dérange l’esprit de nombreux abbés pris d’orgueil et oublieux de l’idéal premier de Bernard, « sauveur » de Cîteaux ? 

Il accomplit cette tache le cœur joyeux, se souvenant de son oncle Johann, grincheux à ses heures mais si subtil pédagogue, de Jan van Eyck toujours prompt à l’encourager. Il songea à ces deux femmes, les plus aimées, Marguerite van Eyck et sa « sœur » Claire.

Le prieur lui permit de revenir consulter de nouveaux documents, lui conseillant au passage le « Petit Exorde » et « la Charte de la Charité », deux ouvrages relatant l’histoire et l’origine du rêve cistercien.

-    Si tu y trouves goût, tu poursuivras avec le « Grand Exorde » et les sermons d’Isaac de l’Etoile. Puissent ces textes t’aider à trouver le repos. Prends ton temps Mon Frère, prends ton temps. 

Ses chiens étaient morts, sauf Azza qui ne lui appartenait pas vraiment, certains s’étaient battus pour le défendre. Là il a pris l’habitude de parler aux pigeons qui semblent disposés à l’écouter, qui lui répondent peut-être mais il n’entend plus.

-    La vie est une salle d’attente, vous patientez matin et soir, que je vous livre vos grains ou que je soigne une patte ou une aile blessée… moi j’attends la mort en sachant que Là-haut je ne retrouverai aucune de mes mamans, aucune de mes compagnes. Je ne suis plus pressé. 

 

Longtemps après

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DeForest débarqua chez sa mère. Il l’a surpris en train de dessiner. Elle a trop bu comme d’habitude. Le père dort dans sa chambre, calmé par sa piqûre d’héroïne. Bogie vient de signer pour un rôle à Broadway. Ses parents auraient préféré qu’il suive des études de médecine.

-    Mum ! Reviens pas avec cette histoire. Possible qu’après je me tire sur la Cote Ouest. Tu sais j’ai fais un rêve la nuit passée, j’étais quelqu’un d’autre.

Sa mère n’écoutait pas.

-    Tu diras au vieux que je suis venu ?

Elle haussa les épaules.

 

L.Tobler. Mars – Octobre 2007.

 

 

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