Lors de la cérémonie d’investiture de Donald Trump, j’avais été frappée par le fait que, pas une fois, le nouveau président n’avait fait référence à ses prédécesseurs, ni inscrit son élection dans une forme de continuité historique. Barack Obama avait choisi de prêter serment sur la Bible d’Abraham Lincoln. Donald Trump, sur celle de sa mère. Ce geste disait bien la rupture symbolique opérée par un homme se réclamant hors de tout système et décidé à ne se revendiquer que de lui-même. Une sorte de «avant moi, le déluge» - après aussi, sans doute.

Il y a quelques jours, le nouvel hôte de la Maison Blanche a donné une interview au cours de laquelle il est revenu sur son héros, Andrew Jackson. Donald Trump a souvent cité comme son modèle le septième président des États-Unis, l’homme du peuple contre l’élite, dont il clame être un «fan» et dont il a accroché un portrait dans son bureau. «C’était un homme très dur mais avec un grand cœur, a-t-il déclaré. Il était très en colère quand il a vu ce qui était en train de se passer avec la guerre civile. Il a dit : "Il n’y a pas de raisons à ça."» Le problème, c’est qu’Andrew Jackson est mort en 1845, soit seize ans avant le début de la guerre de Sécession. Un détail. Un peu comme si vous disiez : «Louis XV, franchement, vitupérait la Révolution française.» Ce qui n’a pas empêché Trump d’enchaîner : «Les gens ne se rendent pas compte, vous savez, la guerre civile, quand on y pense, pourquoi ? Les gens ne posent pas la question, mais pourquoi y a-t-il eu la guerre civile ?»A quoi on espère que n’importe quel écolier américain aurait pu répondre que l’impératif moral à l’origine de la guerre de Sécession, c’était de mettre fin à un crime contre l’humanité : l’esclavage. Rappelons en passant que Jackson, lui-même esclavagiste, considérait les abolitionnistes comme des«monstres», et que ce grand cœur avait promis en 1804 au sujet d’un esclave en fuite «dix dollars de plus pour chaque centaine de coups de fouet que quiconque lui donnera, jusqu’au montant de trois cents »(1).

«Nul n’est censé ignorer la loi», dit l’adage. Ne devrait-on pas instituer un «nul n’est censé ignorer l’histoire» ? Mais est-ce vraiment sur le compte de l’ignorance qu’on doit mettre ces distorsions des faits, des dates et du sens ? Au fond, peu importe le niveau de connaissance de Trump. Le délit, c’est sa désinvolture par rapport au savoir et au passé. Or, cette désinvolture est une décision, et même une décision idéologique, qui lui permet d’insulter la mémoire sous couvert d’ignorance. N’a-t-il pas répété vingt fois que sa victoire avait été la plus spectaculaire de l’histoire des États-Unis ? Vingt fois les journalistes l’ont corrigé, chiffres à l’appui. «Ah ? Je ne savais pas», balaya-t-il. Avant de recommencer.

Car l’ignorance a bon dos. De l’inculture au déni, elle prend aussi bien des formes. L’épiscopat français ignore-t-il le rôle de l'Église catholique durant la Seconde Guerre mondiale, son allégeance sans ambiguïté au régime de Vichy, son silence au moment du Vél d’Hiv ? Évidemment pas. Pourtant, le 4 mai, les évêques de France ont refusé de s’associer à une déclaration publique des trois principaux leaders religieux, protestant, juif et musulman, appelant à faire barrage au Front national. Comme si l’histoire n’existait pas. Comme si la sombre histoire de l’Eglise avec le fascisme et l’extrême droite n’avait aucune réalité au présent. Ne nous y trompons pas : ce geste par défaut est en réalité, là encore, une décision idéologique très explicite.

Ignorer ou plutôt choisir d’ignorer. L’ahurissant maintien de François Fillon qui a conduit à la bérézina de son camp a donné lieu à diverses dénégations qui laissent pantois. Le 15 octobre, Madeleine de Jessey, porte-parole de Sens commun, déclarait auParisien : «Ce qui séduit aussi chez Fillon, c’est l’honnêteté du personnage. Par définition, le catholique doit avoir une position humble et éthique, qu’il incarne totalement.» Non seulement le candidat a été rattrapé par les affaires que l’on sait, mais Sens commun a fait bloc autour de lui. Comme si la mise en examen n’était plus un critère. Il y a des ignorances militantes.

Le rapport d’Emmanuel Macron à l’histoire lointaine ou récente semble, pour l’instant, à l’opposé de ces différentes manipulations et dénégations. Il a tôt pris des positions risquées sur le passé, en parlant de «crime contre l’humanité» au sujet de la colonisation. Et c’est au Louvre, cœur historique de Paris, qu’il a choisi de fêter sa victoire. Le Louvre, centre de la capitale et donc métaphore politique idéale pour un leader supposément «ni de droite ni de gauche», lieu de pouvoir et de culture, est l’ancien palais des rois de France, dont une aile a abrité, un temps, le ministère des Finances, mais aussi un musée, et même le plus grand du monde. C’est encore le plus emblématique des grands travaux de François Mitterrand. C’est le passé et la modernité, combinaison incarnée par la pyramide d’acier et de verre, hommage à l’Antiquité et à la technologie.

Le 9 mars, Emmanuel Macron livrait son «imaginaire historique» sur France Culture. Il s’y réclamait de Marc Bloch, préférait la notion d’appartenance à celle d’identité (ce qui ne me rassure pas plus que ça), assurait qu’il n’est pas du rôle des politiques de réviser les manuels d’histoire, mais qu’en revanche il fallait poursuivre un triple but éducatif : renforcer l’objectif cognitif, construire ou déconstruire le rapport au temps et à la vérité, faire comprendre l’historiographie. Un discours informé et de bon sens, par un homme qui a écrit un mémoire de maîtrise sur Machiavel, et a été l’assistant de Paul Ricœur pour un livre au titre éloquent : la Mémoire, l’Histoire, l’Oubli.

Je propose la chose suivante : plutôt que de l’accabler d’entrée de jeu, donnons une chance à Emmanuel Macron."

C'est évidemment cette remarque de. M.Macron sur la notion d'appartenance (qu'il dit préférer à celle d'identité) qui réveille ma curiosité. À suivre un de ces prochains jours.