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Au gré de la plume
24 janvier 2019

Momoh/9

                        "Non Inultus Primor" 

 

 

Qu'ont gagné les Suisses dans ces batailles ? Pas le moindre territoire, le Roi de France et les Habsbourg veillent à ce que leur tête ne gonfle pas trop. Peut-être pourront-ils garder cette « Romandie » que la Savoie n’a plus les moyens de protéger ? La Lorraine s'en sort mieux, libérée de la tenaille bourguignonne. Vassale de l'Empire germanique, elle appartenait aux Habsbourg. L’empereur Frederic III l’avait pourtant cédée au Téméraire, garante d’un prêt de cinquante mille florins qu’il est incapable de rembourser. Sous la tutelle libérale du Dijonnais, les Lorrains ont réorganisé leur administration. Charles impose des taxes pour financer ses guerres mais il reste un gestionnaire éclairé, favorable aux puissantes Corporations de marchands nancéens.

   A vingt-sept ans René II de Lorraine manque d’expérience. A Morat il a fait preuve de courage et d’engagement au coté des Suisses. Son peuple a retrouvé confiance mais les bourgeois doutent de sa capacité à manier les affaires économiques.

En cette fin 1476 Nancy est assiégée une deuxième fois. Les premières semaines, nul ne s’inquiète et puis, les réserves de farine s’épuisent rapidement, on en vient à manger les chiens et bientôt les rats et les chevaux. 

 

 

Les Lorrains et les Nancéens s’arrangeraient d’un protectorat bourguignon, certes les baillis, officiers et capitaines abusent de leur pouvoir mais ce René leur paraît manquer de poigne. Les Consuls de la Commune se réunissent, ces riches commerçants tiennent la ville depuis toujours. Un temps le Conseil hésite entre pragmatisme et loyauté à son Duc. Gautier Radel, le Consul général, précisément chargé de la défense de la ville, fait un résumé dramatique de la situation, il lance le débat. A la fin on votera la défense ou la capitulation.

- Si notre Duc ne réussit pas à convaincre les Suisses et les Alsaciens, nous ne tiendrons pas face à Charles.

- Rendons-nous, suggère Jean de Aigle, voilà plus d’un mois que le Ponant nous obsède, son blocus nous ruine…

- Nenni, nous avons souffert, allons au bout du sacrifice, qu’il ne soit pas vain !

- Des traîtres passent à l'ennemi, la milice vient d'en arrêter deux qui tentaient de briser la poterne.

André Emile, riche ferronnier et chef de sa Corporation, homme puissant et autoritaire, jure qu’il faut choisir son maître une bonne fois. Il en veut encore au bourgmestre  qui avait négocié la grâce du Téméraire lors du siège de septembre. Là il n’en démord pas.

-    Pas question d’ouvrir les portes de l’enceinte, liquidons ceux qui veulent composer avec l’assaillant !

-    Tu me parais sur de toi, rétorqua Callot qui avait servi autrefois à la Cour de Dijon en qualité de héraut d’armes, et si le Bourguignon gagne, il brûlera nos maisons comme il l’a fait à Liège !    

Bellange donna le point de vue de l’évêché :

-    Le Bourguignon est un Chrétien.

-    René aussi, coupa Cyfflé, maître joaillier de son état.

-    C’est toi qui dis ça ? Toi qui as si bien vendu au Dijonais ?

La pique venait de Weissenburger, un alsacien d’origine, lui tenait le monopole de la farine, enfin, avant le siège. Gautier Radel imposa le silence. Il fit voter son Conseil, d’abord sur le choix d’une reddition puis sur le sort réservés aux traîtres. Une faible majorité choisi la résistance, quant aux renégats il fut décidé qu’on leur tranche la tête pour l'exhiber ensuite au sommet d'une pique, aux quatre portes de la cité. Une manière pour les Elus de franchir le Rubicon. Le reste des corps fut jeté aux derniers cochons qui s’en régalèrent.  

Les croyances populaires prétendent que les vieilles familles patriciennes de Nancy sont originaires de Troie en Orient, les Gourmets, les Rengaine, les Blanchard,…  La capitale lorraine compte trente mille habitants et autant d’affamés, l’épiscopat est riche de domaines hors les murs ! Nancy a longtemps vécu en commune d’empire, indépendante et fixant ses propres règles. Les commerçants venus de l’étranger doivent faire sèrement à la Bourgeoiserie. Après cinq ans il leur est accordé un titre de « manant ». Cette Bourgeoiserie veut rester un monde à part. Pour accéder à une Confrérie le candidat doit prouver qu’il a pris femme en ville, abandonner le vingtième de ses biens à la Commune et s’engager sur l’autel, la main tendue :

« Je fais sçavoir et cognissant à tous que j’ay délibéré de mon plein gré et volenté de demeurer en la Cité de Nancy et pour ce ay promis je garderai et défendrai loialement la Bourgeoiserie, ma main touchant l’autel… » (Note : il s’agit en fait d’une tradition messine remontant au XIIIe siècle).

En somme, une de ces villes habituées à gérer ses affaires et qui s’accommodait de la fiscalité d’un seigneur ou d’un autre aussi longtemps que celui-ci ou celui-là respectait leur orgueilleuse autonomie.  

 

 

René lance une patiente guérilla, ses soldats harcèlent l’ennemi nuit et jour, refusant le combat de front. Pour les citadins la situation se détériore à l’approche de la Saint-Nicolas, les convois de ravitaillement ne passent plus. L’hiver aggrave les souffrances, le bois manque, il faut briser tables, chaises et décoiffer les toitures pour lutter contre le froid, plus rien ne fomente le cœur des habitants. Les puits gèlent. Aux alentours, Vaudémont, Arches, Bruyères, Saint Dié, Remiremont et Bayon tombent aux mains des insurgés. Les chevaliers du Lorrain viennent de prendre Epinal ! Charles ne s’en inquiète pas, contraint par des restrictions budgétaires, il a choisi une stratégie des plus simples, faire tomber Nancy, la Lorraine se rendra à la loi du plus fort. Inutiles de ferrailler pour de misérables fortins ici ou là. Ses mangonneaux bombardent les remparts.

Deux mille soldats défendent la cité. Quatre semaines de famine ont affaibli les hommes, pour la plupart des vétérans de Morat. Ces héros se disputent maintenant le moindre quignon de pain !

 

 Le Téméraire attend des renforts, Campobasso arrive enfin du Luxembourg. Campobasso le bagarreur, c’est un meneur d’hommes, mais aussi une tourne veste, un  opportuniste. Né à Naples, d’une petite noblesse cousue d’or, il possède trois seigneuries entre le Luxembourg et la Bourgogne. Si le Dijonais se méfie de ce faux-cul, il ne peut négliger ses six mille hommes d’appoint, de quoi régler le compte des assiégés.

René et ses neuf mille piétons voudraient en découdre, foncer sur leurs ennemis. Mais le Bourguignon garde ses troupes au-delà de la Moselle, il tient les ponts, ses défenses sont garnies. Et la rivière est trop froide pour risquer de la franchir à gué. Charles aurait-il appris à faire la guerre ? On s’observe des deux rives. Une interminable semaine. René se replie, suivant l’avis de ses capitaines. Ceux-ci lui conseillent de retourner chez les Suisses pour tenter encore une fois de les convaincre.

-    Nancy tiendra un mois, Mon Seigneur, et sans les Suisses nous ne pourrons défaire l’Enragé !

Le prince hésite. Si les Nancéens apprennent qu’il  abandonne ses troupes, si le Téméraire en profite pour achever la résistance des affamés ? Un vaillant coureur lui rapporte un message des Consuls de la Bourgeoiserie :

« Seigneur René, nous tiendrons, ramenez-nous les Suisses »

Désespéré, le duc enfourche sa monture, il fonce sur Bâle et Berne. Cinq de ses preux l’accompagnent. Deux prennent de l’avance pour hâter les prochains relais. On crève les chevaux, on déchire leurs flancs, on galope de nuit, brandons au vent. Il pleut et il vente, il grésille en ce début de décembre. Soixante-quinze lieues (300 km) en un jour et une nuit. 

 

  

Pour Momoh ce n’est que la fin octobre de l’an 1476. Il espère encore rentrer chez lui pour la Noël. L’onéreuse caravane s’est traînée, traversant d’est en ouest le nord de l’ « Italie ». Les Génois ont failli l’abandonner aux environs de Bergame. Ils voulaient revoir leur femme, il a du promettre de doubler leur prime.

-    Escortez moi jusqu’en Valais !

En route ils n’ont affronté que des voleurs peu hardis. Benjamin, le cadet des Danielli, se révèle un joyeux compagnon. Il remonte le moral de l’équipage. Il chante le long de la route. Aux étapes, le Vénitien ferraille avec les Génois, ceux-ci lui enseignent les bottes qui déconcentrent l’ennemi. Djamila fait bonne figure mais s’inquiète de la rudesse des villages qu’ils traversent. Elle a connu l’intelligence raffinée de Grenade et le luxe précieux de la Sérénissime,  depuis leur départ elle ne croise que des bourgades peuplées d’incultes !

Momoh et ses soldats ont choisi d’éviter Milan dont les Seigneurs se disputent toujours le pouvoir.  

A Turin le Flamand retrouve ses bornes. Les voyageurs ont pris le temps de se reposer et de s’amuser. Djamila a découvert une ville un peu sombre, dénuée de faste.

- Où m’emmènes-tu Momoh ?

- Pour les jours qui viennent, nous remontons vers le nord, dans quatre semaines, un mois ou deux selon l’ardeur de nos placides bovins, tu découvriras Bruxelles et Amsterdam, Bruges si tu le souhaites, rien à voir avec la chaleur du sud mais nous savons aussi rire et chanter malgré nos lourds sabots ! Et puis qui sait…  Paris !

Le Brugeois a fait d’elle sa maîtresse, enfin, lorsqu’il y repense, l’homme se dit qu’ils n’ont rien choisi. Comment s’arrangera-t-il en regagnant sa Flandre, les Chrétiens de Bruges ne tolèrent ni la bigamie ni le concubinage ?

 

 Cette perspective le fait sourire, on verrait le moment venu, pour l’instant il n’avait qu’un souci : faire avancer ces sacrés bestiaux !

La chienne Azza a adopté les mercenaires, c’est elle qui les réveille à l’aube léchant leur barbe endurcie, sautant autour du bivouac en gueulant. Ces rudes combattants n’ont jamais connu la tendresse et l’affection. Certains ont une famille et des enfants « là-bas » mais ils n’entretiennent aucune illusion, chez eux personne n’attend mieux que le partage de leurs soldes. Des femmes ils en ont fréquenté aux lupanars de Constantinople. 

 

 

-    Des chiennes !

-    Non, des louves.

La pause de Turin leur redonna du courage. Leur patron  dénoua ses bourses et se montra magnifique sur la dépense, le boire, le manger et la fornication ! Ils prirent aussi la peine de prier.

Momoh devait encore acquitter son prêteur. Emilio Samuel Kranovski n’était pas chez lui.

-    Il est au Mole Antonelliana pour la rupture du Sabbat.    

 

L’ascension du col Saint-Bernard s’est achevée au pas. Les bœufs résistent mais ils ne progressent qu’à leur volonté. A l’hospice, au sommet du col, soulagé, le commerçant se réjouit de revoir « ses » chanoines qui, pour l’occasion, saignent un cochon.

- C’est le temps de la charcuterie, nous l’aurions sacrifié si vous n’étiez pas arrivés, s’excusent-ils. Laissez vos animaux se reposer deux nuits, la descente promet d’être périlleuse avec ce chargement ! Et puis nous sommes curieux d’écouter vos aventures.

Un moine fit visiter le chenil à Djamila qui s’effraya à l’aperçu de ces monstres.

-    Ils sont impressionnants mais pas méchants, rassura l’hospitalier. Ma fille, l’enveloppe ne compte pas. C’est pareil pour les humains !  

Les Génois se roulèrent dans la neige et jouèrent tels des gamins qu’ils n’avaient jamais été.  

 

 

Djamila et Benjamin ne manifestèrent aucune retenue devant les plats de porc qu’on leur servit. En cette mi-novembre les nuits rafraîchissent, il vaut mieux caler son estomac et s’enrober de graisse, fut-elle de cochon. Ainsi qu’ils l’espéraient, les hospitaliers eurent droit à mille et une histoires plus passionnantes les unes que les autres. Les Génois leur racontèrent la chute de Constantinople, leur condition d’esclaves, les us et les coutumes des Ottomans, finalement plus éduqués que l’entendaient les Occidentaux. Momoh leur présenta des tissus et des étoffes brodées au Levant. Djamila les éblouit par ses descriptions des palais andalous. Pour l’occasion les chanoines baragouinaient une sorte d’«italien », idiome que leurs hotes semblaient comprendre. Le prieur informa ses visiteurs de ce qu’il savait des dernières guerres. Celle de Morat particulièrement où les Fédérés avaient cruellement battu le Grand Duc. Une bataille féroce qui se transformait en légende, nul ne sachant plus différencier le vrai du faux.

-    Nous cloîtriers, à qui appartient-on ? Les Savoyards redoutent la punition du Français, Louis en veut à sa sœur Yolande, Jacques a perdu Romont et le Pays de Vaud, les Valaisans ont tenté de bouffer la plaine du Rhône et comptent saisir un bout du Grand Lac. Il vous faudra longer sa rive méridionale à moins que vous vous arrangiez avec les  patrouilles bernoises qui contrôlent celle du nord.

-    Genève ?

-    Elle reste encore savoyarde sur le papier, les gens de la Haute-Union hésitent, s’en saisir pourrait fâcher l’Araignée (Louis XI).

En passant par Saint-Gingolph, Evian, Thonon vous ne rencontrerez plus de bandits, ils veulent se faire soldats ces messieurs de grand chemin, le Téméraire a promis de généreuses soldes à qui le rejoindrait en Lorraine. On raconte qu’une fois Nancy prise il descendra se revancher du coté de Mulhouse ou de Bâle.  

 

Le frère forgeron monta un frein sur chacun des lourds chariots. Les Génois lui posaient des questions sur les pays qu’ils allaient traverser. Cette affaire de recrutement en Lorraine excitait leur curiosité.

-    Moi, mais il vrai que je ne suis qu’un soldat du Christ, je miserais sur le Puceau René, il paie certainement moins que le puissant Dijonais mais le Lorrain va gagner car il se bat sur ses terres.

-    A Constantinople les Chrétiens se battaient aussi chez eux, pourtant Memeth a eu leur peau !

-    A dix contre un, normal !

-    P’is le pape n’a pas bougé un œil de son missel.

-    Les Vénitiens non plus !

-    Tu parles, risquer de perdre leur juteux commerce en Orient.

Les soldats argumentaient ainsi depuis Venise. Une vieille bile remontait en surface. Se battre pour la Bourgogne ou la Lorraine, du moment qu’on reçoit nos écus.

-    Moi je suis pour ce que raconte l’abbé, vaut mieux gagner petit que perdre gros !

 

A Saint-Gingolph, Momoh réunit « sa garde prétorienne ».

-    Les amis vous voila libres, je vous règle vos primes. A vous de choisir, moi, de Gex, je remonte sur le Jura, je traverse la Franche-Comté, je contourne la Lorraine et je rentre au pays. Un gros mois si je trouve des mules pour remplacer ces balourds, possible qu’en route j’embauche des mercenaires pour vous remplacer, mais si vous voulez en être, discutons du prix !

-    Discutons le prix, capitano ! Nous avons réfléchi, on se mettra au service du petit Lorrain, quoiqu’il offre.

-    On veut gagner et rentrer chez nous les poches aussi pleines que possible mais vainqueurs.

Djamila se sentit rassurée, Genève semblait certes de modestes proportions mais on y croisait des gens élégamment vêtus, les boutiques paraissaient fastueuses et luxueusement achalandées. Louis XI tentait d’étouffer le commerce local en interdisant désormais à ses marchands de s’approvisionner en Savoie. Les Medici venaient de fermer leur succursale genevoise pour la rouvrir à Lyon. Pourtant la bourgade prospérait, là des ouvriers travaillaient sur leurs chantiers, ici des journaliers pavaient une rue, les marchés ne manquaient de rien. 

 

 Benjamin interrogea son guide.

-    On chamaille aussi les Juifs par ici ?

-    Pas trop mais ta communauté n’y est que faiblement représentée, tu ne trouverais rien à faire d’intéressant sinon dans la banque ou dans la mécanique, crois-moi, c’est à Anvers ou à Amsterdam qu’il te faut tenter ta chance. Et puis n’ai-je pas promis à ton frère de t’emmener chez vos cousins de par là-haut. Pas question que tu m’abandonnes avant d’y arriver ! J’ai souffert trop de misères durant cette expédition, mes promesses je les tiens, « je dis et je fais », ne fâchons pas le Ciel qui s’est montré clément depuis Chioggia.

-    Le Ciel, le Ciel, si nous sommes entiers c’est  grâce à nos Génois !

-    Sois un bon Juif, pour une fois, Benjamin, remercie ton Ciel. Nous n’avons eu à cingler qu’à deux prises. 

 

     

Avant de quitter Genève Momoh visita encore l’atelier d’un serrurier ami de son père. Celui-ci lui montra une de ses dernières découvertes.

-    A quoi ça peut servir ?

-    Un ressort ? A mille combinaisons, à une horloge par exemple mais rassure-toi ce n’est qu’une fragile mécanique, pas encore le mouvement perpétuel ! Maintenant que les forgerons séparent l’argent du cuivre (grâce au mercure), je vais pouvoir fabriquer des instruments de taille réduite.

En échange le Flamand lui offrit un vase qu’il avait acheté à Murano.

-    Du verre blanc, ces diables ont trouvé la formule ! J’en ai vu qui venait de Saint-Zacharie ou de Perpignan, les verriers vont chercher leur soude jusqu’au Lubéron mais rien de si pure.

Deux ressorts pour un vase de Murano. Y perdait-il au change ? Pardi !

  

Guillaume van den Boogart avait été récompensé de sa bravoure. Le duc lui confiait l’intendance de son armée installée près de la Commanderie Saint-Jean à une lieue au sud de Nancy.  De la colline, où il a établi son bivouac, l’officier flamand domine la cuvette, Jarville au sud-est, Tomblaine, à l’est, de l’autre coté de la rivière, et enfin l’étang de Saint-Jean au Nord où se tient le corps de l’armée. De là il pourrait surprendre une attaque ennemie. La neige commence à tomber et transforme le camp en un dangereux bourbier. Le défi est quotidien, d’abord ces incursions nocturnes d’un adversaire qui aiguillonne les avant-postes sans jamais se montrer, l’hiver qui s’installe précocement, privant les troupes d’aliments frais. La nourriture ! Il faut piller les villages du peu qu’il leur reste. Lors du siège de septembre, les campagnards se montraient coopérants, là ils résistent, enterrent leur grain, brûlent la paille. Le jeune maréchal des logis se souvient des veillées de Noël dans cette chaude et vaste pièce au bas de la maison Boogart. Perdue sa hargne, oubliées ses révoltes. Il y a les blessures de l’âme et celle du corps. L’homme a grandi, il maîtrise son commandement, il sait motiver les commis et réveiller ses piquets sans les fâcher. Au combat, du courage il a prouvé qu’il en avait. Rien n’empêche un militaire d’avoir ses moments de nostalgie. Il songe à Grand’maman Berthe qui se désespérait de le voir partir. Sa tante Clairette toujours ouverte au compromis et qui arrange les choses avec son imbattable optimisme. Et Grand’père Hugo qui éponge ses bières à l’auberge en patinant les fesses de la vieille Mado, quand ce n’était celles de « l’Aveugle »… en évitant de se faire prendre ! Et sa mère ? Anne de Thuin lui a donné son demi sang de noblesse et révélé, à l’heure du départ, que son géniteur était « aussi » un chevalier, ni preux ni vaillant mais qu’importe, par son entier il sait appartenir à la race des seigneurs et non à celle des marchands d’herbes ! 

 

 

Pourquoi, s’interroge-t-il, pourquoi en vouloir à ce père nourricier toujours absent ? N’était-ce pas lui qui avait finalement soutenu son projet ? Lui qui avait choisi son fidèle coursier. Fomalhaut, toujours impatiente et si douce à la fois ! Et ce harnachement qui ne l’a pas lâché jusqu’ici ! Où se trouvait-il en ce mois de décembre ? Momoh ne manque jamais de rentrer pour le Natalis Dies !

Il se souvient du vieux Johann à qui il doit tant, ce Maître savait l’intéresser avec ses cartes de géographies, ses gravures de batailles, … Enfin sa soeurette lui revient en mémoire. Il ne s’était pas beaucoup soucié de ces bébés qui piaillaient jour et nuit. Une servante lui avait rapidement fait comprendre  que si Mariette était sa sœur, ce Daniel n’était qu’un fruit du hasard dont on s’accommodait pour traire le lait de son aveugle de mère.  Plus tard, il s’était fait un devoir de protéger sa puînée, pareil au Chevalier Galaad.

Daniel ? Que deviendrait-il, qu’était-il devenu ? Un obscur ? Les Boogart le traitaient bien, il suivait les leçons de l’oncle Johann avec Mariette et les apprentis. Qui sait, le Guildien en ferait un barbouilleur ?  

 

 

 Le Duc René a rencontré les Suisses à Berne. Ceux-ci ne s’emmêleront pas dans un conflit qu’ils considèrent « étranger » mais promettent l’envoi d’un corps de mercenaires puisque Louis XI est d’accord de payer les frais. Neuf mille hommes qu’on recrute et qu’on mobilise sur l’heure ! Si les Fédérés ne se compromettent pas, ils veulent forcer le destin et en finir avec cette menace bourguignonne. Sur son retour, une réconfortante nouvelle vient l’encourager. Huit mille Alsaciens sont prêts à le rejoindre. L’Alsace profiterait d’une victoire des Lorrains. Elle est aussi dans la gueule du Lion et toute son histoire la lie à sa voisine. N’ont-ils pas longtemps partagé le même seigneur ?

Le regroupement général est prévu du coté de Saint-Nicolas, à moins de trois lieues de Nancy, cette fois, la Moselle protégera les patriotes d’une attaque surprise.

Le Duc René, qu’on ne suspecte plus de lourderie, a retenu les leçons de Morat. Placées aux quatre vents ses brigades occupent les avant-postes, là d’où pourrait surgir un danger. De rapides coursiers font les allers-retours, le commandement est informé d’heure en heure.

  

A Belfort, Momoh comprend qu’il ne sera jamais de retour pour le 24 décembre. Sa Flandre lui manque soudain. Il s’angoisse de l’inquiétude de sa famille. Impossible de forcer la marche. A l’auberge, où l’équipée se repose, on sent que la tension monte. Certains clients parlent du ralliement des Alsaciens, l’Alsace et la Lorraine, deux vassales de l’Empire qui profitent de l’éloignement des Habsbourg et qu’une défaite du Bourguignon affranchirait.

- A moins que le Français les mange à son tour !

- L’appétit ne lui manque pas.

- Le jugement approche. C’est l’affaire d’une semaine ou deux. Les Nancéens sont à bout. Ils ne peuvent plus tenir longtemps.

 Le Flamand a lui aussi fait son pari, il mise désormais sur la fin du Bourguignon et réfléchit sur ce que pourrait être l’avenir. La Flandre a droit à sa liberté. Qu’est-ce que la Flandre ? Pour la première fois il se pose la question. Ypres, Gand, Bruges. Et encore ? Il en parle à ses Génois qui peinent à suivre cette subtile politique, déjà la géographie !

-    On recrute à Mulhouse, l’Union embauche, Louis paie. Seize mille hommes du coté du Grand Duc d’Occident, vingt mille pour le P’tit René ! Alors ?

-    On veut gagner ce coup-ci, rendons-nous à Mulhouse.

Momoh les met en garde :

-    Il va nous falloir traverser des territoires dangereux, les Fédérés montent sur Nancy, les baillis du Téméraire ont du placer leurs piquets en embuscade. Ici déjà on ne sait plus pour qui  pencher !

-    Marchons de nuit, nous ne craignons que le Diable !

-    Les démons nous protégeront.

Une fois de plus il résume la situation, la Franche-Comté, la Bourgogne, l’Alsace et la Lorraine soulignant sur son dessin les endroits périlleux. De Belfort, quatre lieues les séparaient encore de la frontière alsacienne et douze de Mulhouse.

-    Allons-y !

Arrivé sain et sauf à Mulhouse, le marchand interroge les passants, personne ne s’inquiète de son allure ou de son chargement, pas plus de son escorte. Deux nuits à marche forcée, les mules tiennent l’effort et savent trotter.

- Le centre de recrutement ? C’est là-bas, tu verras le beffroi, à hauteur du jaquemart.

Djamila dort sur les ballots, elle serre la chienne contre sa poitrine. Benjamin a compris le sérieux de l’enjeu, la proximité du danger, l’animation des piétons, l’agitation des rues le rendent nerveux. Il a confiance en ses protecteurs génois, il croit en l’expérience de son ami.

- Ah ! Si Piero me voyait ! A Venise j’ai connu des frissons mais jamais ceux du combat.

- Pour un peu tu t’engagerais ? Les Juifs sont des prêteurs ou des tailleurs de pierres, pas des guerriers !

- Et David ?

- Ne dilapide pas tes forces, la route est encore longue… et les risques de mauvaises rencontres ne sont pas écartés!

A la prévôté c’est une pagaille, chacun pousse, certains se chamaillent pour une place dans la queue.

- Piétons, arquebusiers, piquiers, par ici !

- Et les cavaliers ?

- Cavaliers ? Bon sang, Capitaine, capitaine, des cavaliers !

Rodolphe von Erlach apparut sur le seuil de sa baraque. L’officier a vieilli et il porte en travers de sa joue gauche une vilaine balafre. Sa barbe atténue le mauvais effet de la cicatrice. Les deux hommes hésitent, la surprise semble trop grande. Est-ce possible ? Le Bernois et le Flamand s’embrassèrent sous les yeux ébahis des Génois, de Benjamin et de Djamila.

-    Je vois que tu as aussi croisé une peccante badelaire (méchante lame).

-    Des brigands, je reste un commerçant, juste bon à déplumer. Mes blessures n’attestent d’aucune gloire.

-    La mienne, Morat ! Alors ?

-    Je viens te proposer de vaillants Génois qui se sont fait la main sur la barbaresque.

-    Excellents, il nous manque de la cavalerie, sont sérieux tes gaillards ?

-    Des braves ? Ils m’ont escorté depuis Venise. Seul je serais en train de crever, dénué et gémissant au bord d’un chemin d’infortune !

Les mercenaires signèrent leur contrat sans attendre.

-    Et toi, tu retournes en tes Flandres ? Tu leur annonceras « par là-haut », vous serez libres, la coalition va lui détailler les rubignoles à ce Turc d’Occident. Tiens et si je t’engageais toi aussi ? Les camions sont rares, les tiens ont fait leurs preuves. Il nous faut monter des piques et du ravitaillement sur Saint-Nicolas, huit mille suisses, ça bouffe ! Je mets ta marchandise en sécurité, tu la retrouves au retour. Foi d’Erlach !

Momoh comprit qu’il lui serait difficile de refuser. L’aristocrate et capitaine bernois ne pouvait prendre part au combat, les Conseillers de la Haute Union l’avaient chargé d’organiser le recrutement des volontaires fédérés. Le Suisse tenait à accomplir sa mission. Et plus tard, selon la tournure, il rapatrierait les blessés.

Fallait-il lui confier Benjamin et Djamila, et si le Bourguignon gagnait ?

- Restons ensemble, Momoh.

Il n’y avait qu’à suivre la procession des chars. Les Génois eurent à peine le temps de faire leurs adieux, la cavalerie prenait de l’avance, les piétons s’accrochaient au cul du train. Les soldats manifestaient leur impatience, à Grandson et Morat ils avaient répondu à l’appel patriotique, là, en sus, le roi de France leur verserait une prime. 

 

En pleine nuit, la sentinelle a entendu des bruits de sabots. Averti, Guillaume vient de comprendre. Ce salopard de Campobasso déserte, il s’enfuit avec plus d’une centaine de chevaliers.

 

Au matin le moral bourguignon chancelle, la motivation est au plus bas. Il y a une semaine déjà, ces bataillons ont fêté la Noël dans la froidure. L’humidité était si forte que le foyer camouflait l’entourage. Le Flamand a fait ce qu’il a pu pour doubler les rations, un prêtre est venu célébrer la messe. On a saigné cent fûts de gros rouge.

Et encore plus tard, vers midi, pire, le détachement envoyé au front n’est pas rentré, il est tombé dans un traquenard. L’ennemi se rapproche.

Charles y croit encore. Il sait maîtriser l’art de la guerre. Le nombre de combattants ne fait pas la différence, il suffit de frapper, vite, fort et juste. Peut-être aussi méprise-t-il son opposant ?

  

Momoh encourage ces mules qui ont heureusement remplacé les bœufs plus costauds mais trop lents. Le convoyeur les a acquises à Genève, au bout du lac, avant de remonter le Pays de Gex. Mais là ses bêtes sont épuisées par l’allure. Les deux chariots ont résisté, heureusement le ferronnier de l’hospice a fait du bon travail. Vingt-cinq lieues (100 km) en quinze heures ! Enfin un officier se pointe à leur rencontre et dirige les arrivants. Les soldats ont progressé, sans arrêt, dans une nuit glacée. Au bivouac les volontaires saisissent leur hallebarde ou leur pique et suivent leur Leiter oubliant la fatigue. Comment font-ils, se demande Momoh ? Les hommes du fourrier récupèrent les sacs de pains qu’on a cuits la veille à Mulhouse.

-    Tu rentres en Alsace l’ami ?

-    Il faut que mon attelage récupère, on part demain.

-    Demain ! Demain c’est l’empoignade, tu ne peux pas manquer la dégelée. Cette fois-ci on le tient, il ne nous échappera plus.  

Djamila, Benjamin et Momoh peuvent enfin souffler. Inconsciente de l’horreur qui se prépare Azza branle la queue et propose de jouer.

-    Vaut mieux rester à l’abri, la belle.

Un abri ? Momoh en cherche un pour reprendre des forces et passer la nuit avant de faire le chemin à l’envers, il ne tient pas à se retrouver coincé ou mobilisé pour une autre mission. En cherchant autour du camp, il découvre une ferme près d’une colline voisine de Saint-Nicolas, une modeste habitation plantée à la lisière sud de la forêt de Saurupt.  Le paysan sort de chez lui, apeuré, craignant qu’on lui « vole » encore le peu qui lui reste. Le Flamand lui explique, l’homme s’apaise fait entrer ses visiteurs. Cette présence inespérée le rassure, lui et sa femme.

 

Les trois voyageurs partagent leurs  provisions.

Le campagnard pose deux questions puis il raconte :

- Si je comprends bien notre René va quitter la plaine de Saint-Nicolas, là d’où tu viens. Les armées du vilain Duc sont derrière ce gros ballon couvert de sapins, tu vois, six lieues au moins, les officiers ont placé des sentinelles entre deux. Je n’y connais rien en affaire militaire, mais je crois que les Bourguignons ne se doutent pas d’un si proche danger.    

 

 

René de Lorraine communique avec ses troupes et ses alliés helvétiques en allumant des signaux convenus, parfois au sommet d’une butte. Il choisit la feinte et lance une escouade commandée par Vautrin Wisse, là où l’attend « logiquement » son ennemi, pendant que le corps de ses bataillons contourne l’armée du Ponant et traverse le bois de Saurupt. Les Uranes et les Schwitzois savent se déplacer silencieusement. Les éclaireurs de Charles sont égorgés. Le Grand Duc ne peut désormais plus prévoir d’où jaillira son adversaire.

 

A son réveil, le Téméraire apprend un obscène abandon, le prince d’Orange se retire avec ses hommes. Des seize mille combattants sur lesquels il comptait, il n’en reste plus qu’un tiers. Le conseil de guerre est rapide. Les derniers fidèles n’ont rien à ajouter. La stratégie est simple, la plaine est vaste et nue.

-    S’il le faut je me battrai seul !

 

Un page lui annonce l’arrivée in extremis d’un émissaire du Roi du Portugal. Ce cousin germain lui propose une médiation.

- Trop tard ! Il n’y plus que ma peau à négocier.

Son écuyer Baptiste lui tend la bride de Moreau. Le pur-sang s’agite, le prince monte en selle, cale ses étriers, à l’instant où il saisît son casque le cimier s’en détache et tombe à terre.

-    Hoc est signum Dei, murmure tristement le chef des Bourguignons.

A ses cotés l’ont rejoint ses meilleurs officiers, de Rubempré ose lui lancer :

- Mon Seigneur, j’eusse préféré que vous renonciez à cette bataille, je pronostique maintenant que tous deux nous y perdions la vie.

Charles pourtant facilement irritable lui sourit en ôtant son tabar de velours.

-    Le Napolitain Campobasso nous a trahi en passant chez René avec sa condotta, Orange s’est dédit, toi au moins tu me restes fidèle, toi aussi Galleotto, toi de Marche, Chastellain, toi de Lalaing, de Damas et toi Contai, finissons en !

 

Ces chevaliers l’ont suivi depuis toujours. Ce moment d’abattement passé, Charles se reprend et positionne son artillerie et ses archers.

-    Leurs canons, il leur faudra les placer, les nôtres sont prêts. De Nancy, rien à craindre ils ne sortiront pas.

Un éclaireur lui apporte les dernières manoeuvres de l’ennemi. Son estimation est approximative, mais il a reconnu les bannières des Alsaciens et celles de six régiments suisses à moins d’une demi lieue. 

 

 

Voyant enfin déboucher la légère formation de Vautrin Wisse, Charles choisit de précipiter l’attaque. Il se doute d’un piège mais autant défaire ceux-là puisqu’ils s’exposent à l’engagement. La charge est sévère, meurtrière.  Sur le flanc déboule Guillaume Herter suivi de ses pions alsaciens. José de Lalaing et vingt cavaliers tentent de contrer ces enragés. Galeotto, qui veut le soutenir, est brusquement renversé par un chevalier lorrain.

De son plessis l’artillerie bourguignonne bat son plein et fauche les assaillants.

Les Suisses jaillissent enfin du bois de Saurupt, les cloches des Taureaux d’Uri sonnent furieusement, les Unterwaldiens frappent sur leur bouclier, le fracas est immense et effrayant. De Rubempré ordonne aux archers anglais de protéger l’aile droite mise à mal par ces Helvètes déchaînés. Charles fend le crâne d’un fuyard. Il aperçoit Contai qui tombe, renversé de son destrier par la meute excitée. Le noble est trucidé vingt fois. Le Téméraire n’arrive plus à contenir ses troupes en épouvante. Il fonce à l’attaque. Ses vieux Bourguignons l’entourent, les mercenaires hésitent, à l’arrière des officiers bastonnent les peureux.     

 

 

Guillaume a fini son travail. Les soldats ont reçu une ration de pain, chacun tient son arme. Voilà, il se battra comme à Morat. Le jeune Flamand observe le début de la manœuvre, il comprend la ruse du Lorrain, de Lalaing et ses hommes ferraillent brutalement bien qu’en mauvaise posture. De loin il aperçoit son Duc qui relance la charge.

Le Condottiere Galleotto se relève frappe tant qu’il peut, remonte en selle et fend une brigade d’Alsaciens. Le valeureux olibrius a compris le piège et gueule sauvagement pour avertir sa piétaille et fuir ce piège fatal. Il faut foncer vers le pont de Bouxières, franchir la Moselle, qui sait, pourra-t-on se regrouper, au pire son Seigneur trouvera une échappatoire. Hélas le traître Campobasso a pris le contrôle du pont et sa soldatesque massacre les premiers fuyards.

Charles tranche ce qui se présente. Guillaume ne peut plus attendre, il éperonne la jument  qui se rebelle, le fer au poing il fonce vers son Seigneur. Soudain, pareil aux cavaliers de l’Apocalypse, droit devant lui, combien sont-ils, quatre, cinq, six, d’incroyables guerriers brandissent des sabres inquiétants. Ils marchent à l’unisson fauchant ce qui traverse leur champ. L’un deux balance sa cimeterre à l’horizontale et fait éclater les tripes de l’impétueux bachelier. Guillaume s’effondre, juste a-t-il te temps de lâcher son glaive pour empêcher son ventre de vider ses tripes. La horde poursuit son carnage. Guillaume se tient la panse, il aperçoit ses boyaux qui fuient sang et merde.

- Clairette, maman, maman Berthe que faut-il que je fasse ?

Là où il s’est écroulé l’affrontement faiblit. Autour de lui ce n’est plus qu’hurlements de douleur et gémissements.

-    Papa, papa Hugo, sortez moi de là !

Il lève les yeux au ciel, des flocons rafraîchissent son visage, il n’entend plus le vacarme des Suisses, rien que le carillon de Notre Dame, le cortège de son prince qui traverse Bruges, les gens qui lancent des fleurs au passage de Charles. Il porte Mariette sur ses épaules tandis que le petit Daniel s’accroche à ses basques.

-    Où est mon cheval ? Daniel, où est mon cheval ?

La jument s’est enfuie, terrorisée elle galope dans le bois.

 

Sur la colline Momoh, Djamila, Benjamin et le couple de paysans scrutent l’horizon sans rien comprendre au déroulement de la bataille. Puis ils devinent des silhouettes de soldats en débandade. Le Brugeois sent un danger, différent, immédiat, il a compris, le tambour roule. Les mules sont promptement enfermées dans l’écurie, chacun s’arme d’une lance, d’une pique, d’une fourche, les femmes se réfugient sous le toit de la grange. Azza les suit imaginant là un jeu inconnu. Les fuyards surgissent à travers champ. Il en passe un, deux, trois, dix, des fuyards qui ne cherchent qu’à sauver leur peau. Un archer à bout de souffle se fait menaçant :

-    Si tu as un cheval ou une mule, vaut mieux pour toi me la céder.

Momoh frappe en son plein cœur, le soudard s’écroule, on le balance dans la fosse à purin.

D’autres arrivent et passent sans s’arrêter. Ce triste manège dure jusqu’à la nuit, Momoh, Benjamin et le paysan estourbissent quatre désespérés en quête de la moindre monture. Ensuite c’est un épouvantable silence, des heures d’attente et de peur. Les femmes se sont endormies épuisées, collées l’une contre l’autre. Parfois Djamila se réveille et sursaute, Benjamin ou Momoh gueule :

-    C’est bon, c’est rien, on l’a eu. Ne bougez pas.

Azza partage maintenant l’anxiété de sa maîtresse, elle tremble et lui lèche fébrilement le visage. La campagnarde pleure à chaudes larmes. 

 

 

Charles sent qu'il a failli et manqué l’occasion, cette fois-ci il a perdu, mais il se bat, pareil à une bête, comme un Lion. La Tour du Mont, seigneur de Saint Dié, lui fend le crâne d'un coup de hache. Le duc s'écroule sous son cheval Moreau. Il y a tant de sang qui coule qu’à l’instant personne ne parait s'en apercevoir. Plus loin Claude de Damas, noble chevalier de la Toison d'Or, fait battre la retraite. Le capitaine ignore où lutte son seigneur, voilà un long moment que chacun combat désespérément. On ne se fie qu'à l'enseigne sur l'habit du combattant d’en face.

- Occident ?

- Suisse !

Le préambule suffit, les soldats se jettent les uns sur les autres.

 

La bataille s'épuise. René de Lorraine lance ses derniers cavaliers à la chasse aux vaincus. Le traître Campobasso ordonne la chamade, laisse croire aux rescapés bourguignons qu’un des leurs a trouvé l’issue, ses phalanges italiennes sont couvertes de sang à force de trancher ces malheureux angoissés qui espéraient s’en sortir. On ne fait prisonnier que ce qui se marchande. Olivier de la Marche plonge lui aussi dans la trappe et assiste impuissant à l’égorgement de ses officiers.

 

Bernois, Bâlois, Unterwaldiens, Lucernaires, Fribourgeois choisissent d'en rester là. Les bataillons se regroupent aux portes de la ville où l'on célèbre déjà la défaite du Téméraire.   

 

 René II, duc de Lorraine, n’a qu’une obsession, trouver ce maudit Ponant, où se cache-t-il, les Chevaliers prisonniers n’en savent rien. Il convoque Herter, Wisse, Campobasso et ses capitaines.

-    Trouvez-le ! Pas question de l’exterminer, je le veux mort ! Qu’on serre les échappatoires !

En plaine, brancardiers, moines et bonnes soeurs sauvent ceux qui peuvent encore l'être. Bras tranchés, abdomens qui vomissent leurs entrailles sont abandonnés à leur fin. Ici on crie à l'aide. Là un coustilleur jure qu’il est du camp victorieux.   

 

 

Vautrin Wisse a fait savoir aux Schwitzois qu’on ne ferait pas de quartier. Les Primitifs ont l’ «’habitude », la miséricorde entre les dents, ils empoignent un mutilé :

-    Occident ?

-    Lorrain, Lorrain !

-    Lorrain, mon oeil ! Arschlegger !

La carotide est fendue. Le temps de fouiller sa poche et c’est le tour du suivant.

-    Occident ?

Déjà, sortis de la forêt de Sorrupt, une bande de détrousseurs se mêle aux Schwitzois. Il faudra au moins deux jours pour "nettoyer" l'immense champ où sont tombés plus de 7000 soldats dont 4000 Bourguignons et alliés du Grand Duc Charles le Travailleur.

 

Charles agonise, il ne sait plus où il est. Là, penché sur lui, l'hideux visage d'un bandit.

- Aide-moi à me relever !

Le voleur lui arrache la dague qu'il tient à sa ceinture et s'enfuit. La nuit, loups et renards se moquent bien qu'on soit la veille d’un lundi maigre, ils arrachent la chair des morts et, pire, le ventre et le visage des agonisants. Charles tente de se protéger mais ses membres inférieurs sont brisés.

-    Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? « Ils » vont se partager mon "royaume" et le jouer aux dés ! Marie ! Ma petite Marie, épouse l'Autrichien..., Moreau ?

L’homme délire. 

 

 

A cinq lieues de la bataille, meurtri, un homme s’accroche à sa monture. Quatre cavaliers entourent Galeotto et le soutiennent. L’escouade en fuite traverse à gué une rivière glacée, près de Tombaine. Ils auront la vie sauve ! 

 

Dans la ferme retranchée, chacun tente de se remettre, de retrouver forces et courage, dehors Benjamin monte la garde. Soudain voilà qu’il aperçoit des guerriers à cheval qui brandissent des torches. Ce sont des Lorrains familiers de l’endroit. Les soldats mettent pied à terre. D’abord inquiet Momoh s’avance et par chance se souvient de l’un deux à qui il a remis ses chargements à leur arrivée  de Mulhouse.

-    Ah, c’est toi le fourrier des Suisses, tu n’aurais pas vu s'enfuir de nobles bourguignons ?

-    Que de la piétaille, nous en avons ramolli cinq, sont là dans le jus de chiure. Mais pas l’ombre d’un seigneur.

-    La bataille a été rude, nous manque la peau du Bâtard, on va le chercher jusqu’à ce qu’on le déniche. Vous devriez descendre sur la plaine de Saurupt, y’a au moins cinq mille cadavres dans le sang et la boue, l’un d’eux est peut-être celui qui nous manque.

A ce moment Momoh a une sorte de vision ou de révélation. Guillaume sert-il encore la Bourgogne. Aux dernières nouvelles, qui datent de plus d’un an, son capitaine l’a nommé maréchal des logis.

-    Y’a-t-il des survivants et des prisonniers ?

-    Tu t’intéresses à leur sort ?

-    Franchement oui, l’officier, il y a longtemps mon fils a choisi le mauvais camp, ni sa mère ni moi n’avons pu le retenir. Il est peut-être dans ce merdier.

-    Alors écoute, le camp des Bourguignons est laminé, haché, liquidé, reste plus rien, ou ton morveux galope vers Dijon, ou il est dans ce bourbier. Raison de plus pour que tu ailles fouiller cette charognerie de cadavres ! 

Djamila et Benjamin refusèrent de laisser partir leur guide et de l’attendre impuissants, ils n’avaient qu’une étroite confiance en ces campagnards et ils préféraient ne pas se séparer du seul homme qui puisse les tirer de ce cauchemar. Ils attelèrent les mules, embrassèrent les paysans et se mirent en route. Le chemin longeait la forêt, soudain Azza dressa l’oreille et se mit à aboyer. Djamila dressa son brandon et découvrit les yeux brillants de Fomalhaut.

-    C’est un cheval qui a du se perdre.

-    La jument de Guillaume !

L’animal paraissait apeuré. Momoh s’approcha en parlant doucement.

- Viens ma grande, tu as perdu ton maître, viens, on le cherche aussi.

 A l’aube glacée ils découvrirent le plus affligeant des spectacles. Les Schwitzois occupaient le terrain abandonné par les détrousseurs nocturnes. Les Suisses récupéraient leurs blessés, égorgeaient franchement les autres, parfois il semblait impossible d’identifier le moribond, le Fédéré lançait trois mots dans son patois et selon la réponse il tirait l’homme de la terre ou l’achevait.

 

Tandis que Benjamin dressait un camp sommaire à l’orée du bois, Djamila et Momoh s’enfoncèrent dans cette fange de misère et de lamentation. La Juive n’avait jamais rien vécu de pareil. Grenade, Venise, sa condition de courtisane l’avaient tenue à l’écart de ces épouvantements. Parfois certains nobles personnages évoquaient une bataille mais toujours pour  vanter leurs actes de bravoure et de courage. Trouver le Duc de Bourgogne ou ce qu’il en restait, Momoh ne s’en inquiétait pas il ne pensait qu’à ce fils jamais  encontré. Il avançait tirant Fomalhaut par la bride.  

 

 

Au matin du troisième jour les fossoyeurs découvrent enfin le corps mutilé du Prince d’Occident. On reconnaît sa monture éventrée et sa bague. Par miracle aucun pillard ne l’a volée, les loups ont transformé son pourpoint en oripeau. C’est Baptiste Colonna qui a guidé les chercheurs, il leur a dit avoir aperçu Moreau désarçonner son Maître pas loin du ruisseau Jarville, près de l’étang Saint-Jean. René de Lorraine fait transporter la dépouille à la collégiale et couvre lui-même le cadavre d'une bannière ducale. Le prince  s’agenouille.

-    Pourquoi, pourquoi Charles ? Tu t’es trompé d’ennemi, sous ta bannière nous pouvions reconstruire une Lotharingie, je t’admirais, je t’aimais. A quel monarque me livres-tu ?

La neige tombe et Momoh désespère mais il refuse d’abandonner. 

 

 

Contre payement les Suisses ont accepté de creuser de profondes tranchées où s’entassent les cadavres qui pourrissent déjà malgré le gèle.

Les religieuses sauvent les rares survivants avant qu’on les étouffe sous la chaux, les prenant pour morts.

C’est l’une d’elles qui découvre Guillaume. Elle sait qu’un père cherche son fils. Elle l’appelle ou plutôt elle vient le tirer par l’habit.

-    Venez mon frère il y a là tout proche un Bourguignon qui pourrait….

La soeur des pauvres ne fait pas de différence, elle sait qu’on n’acceptera jamais un blessé ennemi à l’hôpital de campagne installé près de Jarville.

-    Il faut lui enfiler une tunique rouge, après vous l’emmènerez, si ces monstres le découvrent… cric, cric, croque !

Djamila tenait le ventre de Guillaume pour l’empêcher de perdre ses entrailles. Momoh chargea le mutilé sur le dos de la jument. 

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