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Au gré de la plume
28 septembre 2017

Mercredi, don...

 

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L.T.

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Trieste, la bora (vent puissant et glacial typiquement de la région). 

La photo date de la période 1945 - 50... , période durant laquelle la sécurité de la ville

était assurée par des policiers.... anglais ! 

"Sans excédent de bagages : écriture et voyage" : Paolo Rumiz - France Culture

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1914, le retour des dépouilles des époux princiers austro-hongrois

après l'attentat meurtriers de Sarajevo.

Trieste. 

P.S.:  Qui écoute la radio ? Ça vaut pourtant la peine. Mon "Vieux Frère" me fait suivre un lien à propos de Paolo Rumiz, Triestin de naissance et écrivain-voyageur. Les curieux et les curieuses trouveront un tas de documents en surfant sur la Toile: "Paolo Rumiz, France Inter" ou "Paolo Rumiz France Culture", allez-y voir en tendant l'oreille. 

... Drôle de journée, Dulcinée voulait aller chez le coiffeur, nous y allames pour prendre rendez-vous et nous y retournames à l'heure du rendez-vous. Moa, moa j'ai attendu.

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.........................., allez, une vieille "nouvelle": 

                               La Fille qui regardait par la fente

  

-          Bon, Eh! Bien…voilà…

Jean Dormont fit un geste avec ses bras et même tout son corps pour dire: “je regrette que nous en soyons arrivés là”.

-          Vous êtes certain de ne pas regrettez votre décision, vous savez Marseille c’est un peu Saï Gon,…Metz:…Hanoi sans l’administration coloniale. M.Grandrière a de l’estime pour votre famille.

Hien serra très fort la main de son supérieur. Celui-ci avait déjà renvoyé sa famille en métropole, lui, il avait voulu rester jusqu’au bout. Et puis n’était-ce pas les vacances. Il faudrait trouver une école pour les enfants. 

-          Ils viendront demain, m’a-t-on annoncé, une délégation du Gouvernement transitoire, nous ne serons que deux pour les recevoir, tous les cadres ont disparu!

Il prononça “câ-drrrres” avec un ample mouvement des bras et un ton ironique.

-          Il n’y a plus que douze collaborateurs…avec le portier et le gardien de nuit! Je leur ai donné leurs trois mois comme vous….

Dormont avait lesprit ailleurs.

-          Etrange, ces cent huit comptes en attente.

-          J’ai fait l’inventaire, Monsieur, tous de vieux hanoïens qui appartiennent à des familles “nationalistes”, ils s’imaginent encore que les communistes leur laisseront un espace de liberté pour continuer leurs affaires.

-          Votre père? Qu’est-ce qu’il en dit? 

-          Vous savez il est l’un des rares rescapés non-Vietminh de l’Assemblée nationale (élue clandestinement en 46). Il pense que si on l’a épargné c’est qu’on a encore besoin de lui.

Dormont descendit à Sai Gon. L’état major lui trouva une place sur “La Vaillante”, antique frégate de l’armée  française, une rescapée de Toulon.

L’administrateur designé, par la Cellule du Parti, s’installa dans son bureau. Il avait rejoint tôt la résistance, fils d’un riche commerçant de Vinh, Thiet Vu croyait connaître le monde des affaires, pas vraiment celui des banques. Il décida de se garder Hien sous le coude bien que celui-ci se trouvât sur la liste des suspects a ré-éduquer.

En automne 56 l’ancienne Banque de l’Asie du Sud-Est fut officiellement nationalisée et placée sous la tutelle du Ministère du Commerce, elle se donna une nouvelle enseigne: Banque Populaire Internationale.

On lui confia plusieurs missions prioritaires: trouver des devises étrangères, payer les achats effectués en Europe et dans la mesure de ses moyens mettre en place une politique “révolutionnaire” de prêts aux petites et jeunes entreprises d’état.  

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L’administrateur Thiet Vu, promu: camarade directeur, fit monter à la capitale plusieurs membres de sa famille et leur confia quelques postes “clef”...mais sans clef! O népotisme, frère aîné de l'Église de la Fraternité marxiste! 

 

Les affaires de la fragile république tournaient plutôt mal, la révolte paysanne grondait aux portes d’une trop jeune capitale en ébullition. Le gouvernement fit des aller-retour, des marches arrières, pris certains biais, des raccourcis, tourna au moins deux fois à cent quatre-vingt degrés et puis, désespéré, il accorda une certaine autonomie aux uns et aux autres. Chacun ré-interprétait les textes fondateurs.

Hien proposa discrètement une liste d’entreprises d’origine française, encore saines, et aux dimensions modestes.

-          Et où trouvera-t-on l’argent pour le leur prêter?

-          Il y a ces comptes en “souffrance”, je pense pouvoir convaincre ces familles patriotes d’investir leur épargne dans ces projets de développement social.

Hien avait appris rapidement à parler en économe marxiste.

Le directeur lui donna son feu vert.

-          La camarade Phuong t’accompagnera dans tes démarches. Au travail! Ne décide rien sans m’en parler.

Phuong était une pure et dure. Intelligente. Son mari rendit l’âme à Dien Bien comme douze mille de ses compagnons, presque deux fois les pertes ennemies. Avait-elle passé sa trentaine?

-          Pourquoi ne t’es-tu pas engagé dans la résistance?

-          J’ai eu la tuberculose, je n’ai plus qu’un poumon.

-          T’aurais-pu faire de la transmission en ville, du renseignement?

-          Mon père, comme tu le sais, est un nationaliste, il croyait une négociation encore possible.

-          Un pacifiste! Des lâches! Ce n’est plus le temps des familles bourgeoises, l’avenir du pays,..

Il l’interrompit gentiment.

-          Fais moi envoyer dans un camp si tu veux, camarade Phuong, mais tu ne me convaincras pas.

La veuve le suivit. Hien réussit à persuader ces quelques ultimes représentants d’un régime libéral en déroute, l'intérêt évident qu’ils auraient à placer leurs argents, leur or et leurs devises étrangères dans un projet d’état. Il ne fit pas de détours:

-          De toutes les façons le Gouvernement saisira tout et quand ça lui plaira, vos biens, vos maisons, vos terrains,…Vous avez choisi de rester. Alors! On va changer la monnaie, vos piastres n’auront plus cours!

Ce n’était pas la fortune mais cela suffit à lancer une première campagne de prèts. Le Directeur tenta de favoriser quelques entreprises “vinhoises” que Hien n’avait pas mises en tête de liste.

La perte fut sèche. Le nord du Centre, intellect de la nation, refusait de mettre de l’eau dans son the, il acceptait les dons de l’Etat mais appliquait à la lettre les principes d’une gestion léniniste, sans se soucier… ni des traditions, ni de cette ancestrale méfiance rurale. 

Échaudé par tant d’ingratitude, le camarade-directeur s’en remit à son “assistant  personnel”, un titre qui ne signifiait rien hiérarchiquement. Hien devait écouter patiemment les six chefs de département de la banque, y compris celui de la maintenance des locaux. Des ignorants.

Thiet Vu les laissait parler, parfois ensemble, à ne plus s’entendre.

 -          Bonne nouvelle! Soyons justes, les efforts du camarade repentant Hien ont été payants et socialement bien orientés, favorables au développement du pays, à notre combat sans faiblesse pour l’égalité fraternelle….enfin… profitables à l’équilibre des comptes internes de notre établissement! Le Ministre vient de nous confier une tâche nouvelle: le financement de l’exportation du charbon. Les Japonais ont signé un contrat, secrètement pour ne pas fâcher les impérialistes américains qui occupent encore leur pays.. 

Chacun se tut, le népotisme a ses bons côtés.

Les affaires prirent un certain élan. La banque disposait maintenant de rentrées régulières en devises convertibles.

Une société française prit contact avec la direction de la BPI. Elle se spécialisait dans l’achat de plantes et d’herbes déshydratées destinées aux industries pharmaceutiques et cosmétiques. Le directeur permit à Hien de créer une section commerciale indispensable aux transactions espérées. Celle-ci achetait les plantes séchées en province, à bas prix, empilait la marchandise à Hai Phong et organisait laborieusement le shipping jusqu’en Europe.

Cette initiative créa d'inévitables jalousies de “clochers”, les compagnies d’état, outragées, responsables officiellement de ces secteurs d’activité, en référèrent énergiquement au Secrétaire général du Parti.

Celui-ci écouta les uns et les autres et choisit finalement de donner sa chance à la jeune et dynamique Banque  Populaire et Internationale.

Pour éviter que le conflit ne perdure et s’envenime le Secrétaire invita le Premier Ministre à accorder simultanément quelques licences d’exportation aux coléreux plaignants.

 

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La famille Grandière conserva quelques temps ses bureaux de Sai Gon. En métropole Dormont restructura la banque de l’Asie du Sud-Est, c’est lui qui finança les premiers contrats francais au Vietnam du Nord, garantis, il est vrai, par une toute jeune et naïve Coface (assurance française à l’exportation). 

Hien retrouvait souvent sa signature au-bas d’un document, d’une caution avec parfois un mot sur une feuille volante: “Aux bons soins du camarade comptable ”. Grâce à Dormont et avec l’accord de son supérieur, Hien ouvrit deux comptes en Europe, le premier en Francs français à Paris, le deuxième en dollars en Suisse.

La BPI prenait du poil de la bête. Souvent “on” lui demandait d’intervenir en urgence car elle seule disposait de devises étrangères, en suffisance.

 

Le remboursement de ces généreuses avances “internes” restaient alléatoires. L’arithmétique socialiste de cette époque refusait de prendre en compte l’existence des mots “pertes et profits”, les gestionnaires parlaient de “trahison” en cas de déficit, autrement on se taisait pour mieux partager quelques enveloppes.

Là encore Hien proposa une solution originale: nous vous avançons les dollars et nos camarades débiteurs nous livrent des marchandises, par exemple des vélos, des pompes à eau, du bois, de l’acier, du charbon... Le choix restait limité par la pauvre qualité des produits manufacturés. Quant aux autres resources naturelles ou aux produits de l’agriculture, le pays surnageant aux rives de la famine, impossible d’y compter. Mais l’ingénieux “assistant” avait le nez pour repérer un stock de poteries empoussiérées ou des cartons de chaussettes oubliés quelque part.

On récupéra un hangar de la défunte Société Maritime Française. Le port de Hai Phong tournait au ralenti. Manquait un cargo. Le père de Hien, qui travaillait auparavant pour Citroen rue Tran Thi, en dénicha miraculeusement un à Da Nang, le comble, en dessous du dix-septième parallèle! La transaction fut discrète. L’armateur, un ex-hanoïen, se fit payer en France. Le bateau ne lui appartenait même pas. Quelques mercenaires hainanais acceptèrent de le ramener clandestinement au nord. 

-          Il est en bon état! Les russes l’ont expertisé à son arrivée, ils vont nous former un équipage, nous aurons un capitaine lituanien durant deux ou trois ans…après! 

Visiblement le directeur était fier du bon coup joué à ses collègues de  ministères concurrents. Le Comité Central s’émut de pareilles audaces mais il avait d’autres soucis plus pressants. 

Malgré tout, la rancune avait dû s’accumuler, la théière déborda. Une commission ad-hoc du Ministère des finances fit une descente…sur la BPI, un audit bolchévique! Hien sauva sa peau, encore une fois. Un administrateur intérimaire prit la place de l’ancien chef viet-minh Thiet Vu, qui fut enfermé sans jugement à la Maison d’Arrêt de Ha Noï, celle qui deviendra plus tard le fameux “Ha Noï Hilton” et que les révolutionnaires refusèrent de détruire en séquestrant le pouvoir. On en a fait aujourd’hui un joli musée qui oublie de rappeler la mémoire des patriotes non-communistes disparus entre 55 et 56. Parmi d’autres.

La dénonciation venait de Phuong. Elle protégeait Hien.

Celui-ci, en bon comptable, prenait soin de faire signer tous les documents par ses chefs. Souvent ces derniers ne comprenaient rien et paraphaient…d’une main hésitante.

Le fonctionnaire présentait toujours cinq pièces, chacune ayant valeur d’original. Il en faisait circuler quatre et planquait  la dernière au cas où il aurait un jour à se justifier…si on lui en laissait la possibilité.

 

Le père de Hien mourut en automne et s’en alla rejoindre sa chère épouse dont il s’ennuyait tant depuis le départ des français et sa mise à l’écart. La villa avait été partagée entre trois familles. Aux anciens propriétaires on accorda démocratiquement le rez. La traction fut réquisitionnée par la Sécurité.

 Le comptable se retrouva seul. Les voisins l’avaient surnommé : le “Français" car il s’habillait comme un employé de banque occidental, portait toujours une chemise propre et une cravate foncée.

 La vieille bonne Lam avait préparé un traditionnel gâteau d’anniversaire. Ce 22 août 1986, Hien fêtait ses  56 ans. Une longue vie de célibataire et de solitude. Lam aurait du retourner dans son village mais elle avait promis à son maître de prendre soin de son unique “petit”.

 Les dernières années du vieux père avaient été pénibles. La prostate d’abord et ensuite une hypertension qui l’empêchait souvent de dormir, l’angoissant en permanence. Une peur physique qui n’avait rien à voir avec l’oppression du régime, la malhonnêteté de l’administration, l’animosité des voisins ou les humiliations “gratuites” des co-propriétaires.

Il s’ennuyait de son épouse, de la France, du restaurant tenu par une famille d’Aix en Provence. Le patron avait épousé une femme d’ici et ils avaient eu deux enfants, une fille et un garçon. On y servait une cuisine de la Méditerranée, du couscous, de la paella, du confit à la toulousaine, de la bouillabaisse, même des plats libanais et crétois!

Et une friture! Une friture!

La terrasse, le pastis.

 

A seize ans, Hien avait été placé à la banque comme apprenti, il était fort en math et parlait déjà parfaitement le français. Tout avait suivi, pas comme père et fils l’avaient imaginé mais ils avaient réussi à passer au travers des évènements, bien que le vieil homme de Citroen ne comprît jamais que le régime n’accorderait aucunes chances aux “nationalistes-libéraux”. Pas l’ombre d’un strapontin pour qu’il soit dit.

  Cinquante six ans, presque quarante à la banque! Le troisième directeur aurait bien voulu l’expédier à la retraite mais le comité d’entreprise s’y opposa avec fermeté. Hien avait poliment refusé de devenir membre du parti, il n’occupait aucun poste au sein de l’organisation syndicale de la banque…pourtant ses collègues l’avaient défendu avec l’énergie du désespoir.

 Depuis just’un an les autorités revoyaient pragmatiquement leur “ligne” politique et rectifiaient l’angle de leurs orientations on parlait maintenant d’une économie de marché “socialiste” ouverte à la concurrence privée et étrangère. Les entreprises d’état jouissaient, en théorie, d’une autonomie privilégiée.

La Banque Populaire et Internationale s’était bâtie une excellente réputation et avait à maintes occasions sauvé la mise de cinq ou six grosses entreprises d’état.

Chaque mois, le (troisième) directeur signait plusieurs dizaines de chèques. Hien préparait ensuite les enveloppes qu’il remettait à chaque employé, une sorte de bonus, une répartition partielle et anticipée des bénéfices escomptés.

En Juin de cette année-là, le Vietnam eut une vilaine querelle avec la France. On en parla des heures au Conseil des Ministres, l’exécutif rencontra quelques membres du Comité central.

La décision était irrévocable, les Français s’y plieraient, avait affirmé le secrétaire du comité de gestion du Ministère des Finances: on ne commercera désormais qu’en dollars! Le pays en avait d’ailleurs un urgent besoin.

-          Fermez le compte en France, on ne travaillera qu’avec Genève,…en dollars. Les francs français passeront uniquement par la Banque Centrale.

Le gouvernement socialiste de Paris haussa les épaules.

Hien présenta le parapheur à son chef, une masse de documents à signer. Celui-ci en piqua quelques-uns au hasard faisant semblant de lire, pluis il signa.

Cinq exemplaires de chaque.

Il n’était pas rare qu’on établisse un faux contrat, une commande “à vide”, pour beurre! Pas de marchandise livrée, rien qu’une facture “bidon”, son ordre de payement et quelques bordereaux mystérieux. L’argent détourné était ensuite distribué à quelques VIP ainsi qu’à un certain nombre de sous-fifres trop au courant de l’indélicatesse administrative. Ô corruption, soeur cadette….. 

Hien prenait sa modeste part mais la plaçait immédiatement sur le compte personnel de son défunt père à l’Eximbank, l’un des établissements concurrents, rattaché à un autre ministère.

Durant la période qui suivit, entre la publication du décret anti-français et son application, il réalisa deux trois bons coups. La banque reçut un lot de vieilles factures libellées en francs. Le directeur se montra compréhensif, puisqu’il restait un peu d’argent sur le compte en liquidation.

-          Liquidons!

 Hien contacta les entreprises concernées et leur demanda de bien vouloir rééditer de nouvelles factures en dollars américains. Elles s’exécutèrent de mauvaise grâce, pressée par une Coface à l’agonie.

Il les glissa dans la pile. On les parapha automatiquement, en cinq exemplaires, sans faire le moindre rapprochement.

C’est lui qui gardait le classeur des faux contrats. Une épaisse “chemise” perdue au fond des archives.

Vrais contrats, faux contrats, le directeur signait, le sous-directeur contresignait, le chef comptable suivait, rassuré par le visa de ses supérieurs,….et les multiples cachets d’encre rouge, l’étoile du berger.

La substitution fut un jeu d’enfant. En fin d’année, à l’heure du bilan, l’administration passait régulièrement l’ensemble des manipulations frauduleuses dans la rubrique des pertes dues à de mauvais payeurs. Ceux-ci ne manquaient pas. Et personne ne posait de questions.

Finalement il fit rapatrier le solde du compte francais.

Le directeur signa d’autres chèques, le sous-directeur contresigna, le chef comptable…..et toujours ces cachets rassurants, toujours l’étoile rouge.          

Hien prit soin de partager la moitié de la somme entre les employés et la direction, selon la coutume. Son assurance tout risque. Le reste il le planqua près de la “chemise”, au fond des archives. Plusieurs liasses de billets de cinq cents!  

L’heure avait sonné: soixante quatre ans, la vieille Lam n’était plus là pour lui préparer son  gâteau aux haricots sucrés. Ses collègues y avaient pensé.

-          Que vas-tu faire maintenant?

-          Lire, écouter de la musique, m’occuper de mes chats et de mes oiseaux, les poissons aussi et les tortues.

-          On passera te voir!

 Il vida le compte de l’Eximbank, petit à petit, ayant prouvé sans peine qu’il restait l’unique héritier de son père défunt. Personne ne s’inquiéta. Enfin il acheta des dollars au marché noir.

 Hien en rêvait depuis longtemps. Les palabres furent longues, épuisantes, mesquines, humiliantes toujours. Patiemment, il réussit à racheter le reste de la maison familiale.

Voilà, elle était maintenant toute à lui. Preuves et documents à l’appui! Que d’heures pour faire enregistrer la vente, à l’administration du quartier, au bureau du district, des heures à baisser la tête, à rire bêtement, des heures mais surtout  des enveloppes sous la table, enfin le dossier était en ordre! Pris d’un zèle soucieux il s’acquitta de la taxe d’habitation couvrant sur les cinq années antérieures. Démarche rarissime qui étonna le préposé.

      -          Sans ça on me donnera jamais l’autorisation de louer à des etrangers!

-          Ah! Bien sûr.

Il fit venir un vieux camarade d’école primaire, un charpentier au visage rond et jovial. Celui-ci se chargea de rafraîchir la coquette villa “coloniale”. Les travaux durèrent tout l’été 1994.

Hien migra d’une pièce à l’autre au gré des ouvriers. Parfois il s’absentait vers les midi et prenait le “set-menu” à l’Hotel Métropole, récemment remis à neuf.

Il choisit de s’installer sous le toit. Trois petites pièces mansardées que le maître d’oeuvre tapissa de polyéthylène, une cuisine et une salle de bain. On y accédait en grimpant par l’arrière, un escalier indépendant, heureuse initiative de son ami  charpentier.

L’appartement serait frais en été et tempéré en hiver.

Il garda pour lui la moitié du modeste jardin. Le reste, le rez et le premier étage, il les loua à une société allemande, une banque d’Essen, une filiale de la Banque Grandrière & Kellerman. 

Hien avait son entrée, son portail. Rien de prétentieux.

Parfois il croisait une employée, une jeune femme du pays ou le représentant allemand, à l’occasion. On se saluait respectueusement.

L’après-midi il s’asseyait dans son minuscule patio, jouait avec les chats.

 

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Des enfants prirent la mauvaise habitude de le déranger, lui et ses compagnons, les bombardant de grins de riz et quelques fois de boulettes de papier gluant. Les mômes se servaient d’une fine sarbacane glissée dans la fente du portail. Ils soufflaient et s’enfuyaient. Les chats sursautaient et se réfugiaient derrière les plantes, en miaulant, la queue frémissante d’une rage contenue. 

Son ami charpentier lui proposa d’obstruer cette maudite fente.

-          Mais j’en ai besoin pour verrouiller le cadenas à l’interieur, tu comprends, quand je sors, si je fixe le “Solex” (cadenas) devant, on va me le faire sauter vite fait.

-          Hunhum?

Le comptable en retraite fit une démonstration, il sortit, tira le portail, juste l’espace d’une main agile, clac, on retire la clef, les chats sont en sécurité. Quiconque hésiterait toujours à passer à l'aveugle une main vulnérable sans trop savoir ce qui l’attendait de l’autre côté. 

Il choisit d’abord la tolérance, puis la patience du chasseur. Il s’accroupit de longues heures, invisible de l’extérieur, au pied de la porte. Ses genoux lui faisaient mal. 

Vers les six heures du cinquième jour, la nuit à peine tombée, un chalumeau traversa la fente, tutti frutti,…les chats dormaient paisiblement sur la chaise du jardin. D’un coup sec Hien frappa de sa paume la pointe de la sarbacane. Il entendit un cri, celui d’une douleur vive.

Plus rien.

 La “leçon” aurait-elle porté?

Calme plat les jours suivants. Toute une semaine.

Il s’arrêta près de chez lui, là où il achetait habituellement son café des Plateaux du Centre. La patronne le torréfiait à merveille. Deux tiers d’Arabica et un tiers de Robusta.

La femme expliquait son malheur à une cliente.

-          Elle nous raconte qu’elle est tombée dans une barrière en rentrant de l’école. L’oeil est vilainement infecté! Le docteur conseille d’attendre! Cent mille dongs la consultation! Sans compter les médicaments et ce bandage de pirate.

-          Elle a de la fièvre? 

Hien fit immédiatement le rapprochement. Il regretta son geste et voulut le réparer. On le détestait déjà à cause de sa famille au lourd passé “capitaliste”, de la chance qu’il avait eu, en plus, de louer sa maison, à prix d’or certainement.

Il connaissait de vue la jeune fille, dix, douze ans peut-être. La petite sotte avait du bêtement imiter ses camarades.

Pourquoi ne l’avait-elle pas “dénoncé”? Craignait-elle une autre punition?

 

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Il repassa deux jours plus tard.

-          Votre fille va mieux, risqua-t-il?

La patronne s’étonna de la question.

-          De quoi vous mêlez-vous?

-          Non, simplement un de mes anciens clients, il évita d’user du terme ”ami”, est ophtalmologue au nouvel  hôpital..….franc.. .Il ravala ce dernier vocable!…

-          Vous croyez qu’on a les moyens?

-          Madame, je pourrais vous aider, je suis certain qu’il fera un prix très raisonnable.

-          Non merci. 

La messe  était dite.

L’enfant perdit son oeil. Elle reprit l’école mais ce n’était plus la même gamine, à quatre heures elle rentrait vite se cacher chez elle. Son sourire coquin avait disparu.

 

Quelques mois plus tard Hien la croisa au bord du lac Hoan Kiem, en face de la poste, elle marchait seule fixant le bout de ses sandales... de son unique œil "valide".

La fillette le reconnut trop tard et voulut s’enfuir.

Il la retint par le bras, gentiment.

-          Tu as le temps, viens on va prendre une glace.

Elle hésita une seconde et le suivit.

-          Deux banana split et un espresso!

 Le vieil homme et la jeune fille parlèrent très simplement. Hien de ses chats: Cézanne et Lautrec qui étaient le coeur de sa famille, de sa vie d’homme solitaire, de ses poissons qui n’ont pas de nom, ou alors parfois Napo et Léon mais je les confonds, de ses oiseaux: Gédéon et Bécassine, des tortues: Orphée et Négro.

-          Comment fait-on pour reconnaître une tortue fille d’une tortue garçon?

-          Le garçon a la queue plus longue!

Ils éclatèrent de rire. 

Elle expliqua qu’elle avait eu si honte qu’elle n’osa rien avouer à ses parents. La môme avait voulu faire comme les autres. Évidemment!

-          Vous savez, on vous espionnait depuis longtemps dans votre jardin, par la fente du portail. Ils se moquent de vous parce que vous parlez avec vos chats. 

Elle continua en évoquant l’odeur prenante du café rôti, les éternels calculs de sa mère pour économiser trois sous en trichant sur le poids. Le foot et les paris de son père.

Ils en vinrent à son oeil perdu et à ce bandeau qui dissimulait l’orbite vide.

-          Au début, ouaie, la curiosité, vous savez, la moquerie, main’nant ça va, ils ont passé à  aut’e chose…une fille qui parle du nez, vous savez..tounours com’sna avec leu’neuz.…Ils rirent encore.

-          Que veut faire ton docteur?

-          Rien. Peut-être des lunettes fumées et couper le nerf de la paupière pour cacher le trou mais je ne veux pas que ça pende, alors on attend.

 

Ils se revirent à l’occasion.

Le retraité passait à la Banque Populaire et Internationale, une fois tous les deux ou trois mois, ou pour la journée des femmes, l’anniversaire de l’Oncle Ho, pour le Trente Avril. Il apportait un énorme gâteau du Métropole, une Forêt Noire avec des cuillères en plastique, des assiettes en carton et des fleurs.

 

Il croisa Phuong avant le Têt, elle venait chercher l’enveloppe à laquelle elle avait encore droit en sa qualité de sous-secrétaire adjointe de la cellule syndicale de l’établissement.

-          Hien! Une éternité! Tu ne sors plus de chez toi, j’ai vu…en passant. La maison est magnifique, toutes tes économies! C’est vrai qu’t’es célibataire. 

-          Passe, tu verras mes chats, mes poissons, les tortues, les oiseaux, le jardin, on a beau être au centre mais c’est tranquille, surtout mon logement qui est parfaitement isolé….et avec l’air conditionné!

-          Ces temps-ci je suis prise, ma soeur est à l’hôpital “K”, un cancer de l’utérus, tu te rends compte…, une vierge, un cancer de l’utérus. Je vais la reprendre à la maison, elle ne veut pas mourir à l’hôpital, surtout pas avec les “autres”.

Quatre jours après le Nouvel-An 1996, la jeune fille borgne frappa à la porte du comptable en retraite.

Hien lui donna une enveloppe rouge avec cent mille dongs!

-          N’en parle pas à ta mère, je crois qu’elle ne m’aime pas beaucoup.

-          Oui, je sais, elle vous appelle le “Phap capitaliste”, mon père affirme que vous avez travaille pour les colonialistes français, …elle ne sait pas que je suis ici!

-          Y’a longtemps, c’est vrai, j’avais seize ans à peine lorsque mon père m’a placé à la banque, je faisais le facteur à travers les étages! Après la banque est devenue vietnamienne.

-          Vous savez, je me souviens quand vous avez proposé à maman de me payer un vrai docteur à l’hôpital des Occidentaux, j’étais derrière.

-          C’est vrai? Mais tu sais…ce docteur, c’est un vietnamien comme toi et moi, un camarade d’école primaire! Nos parents étaient bons amis.

 

Il attendit sa prochaine visite pour lui faire part de son idée. Elle accepta…”si tout reste secret, autrement ma mère me punira”.

Le Docteur Tien jouait les prolongations. Après douze ans de coopération en Algérie et en Angola, le ministère l’avait casé à l’hôpital ophtalmologique, au service des écoles. Il contrôlait la vue de milliers d’enfants.

Et puis à l’heure de sa retraite un confrère français lui proposa de rejoindre le nouvel hôpital privé de Ha Noï. Personne n’attendait rien de lui mais la direction de cet établissement voulait jouer de diplomatie et ouvrir ses consultations à des praticiens du pays.

Tien passait son temps derrière l’épaule du spécialiste étranger. Une pointure, de l'École de Léningrad. En salle le vieux toubib se contentait de tenir les écarteurs. Parfois lui venaient quelques regrets.

Il reçut son ami Hien avec plaisir et installa la fillette sur un fauteuil d’examen.

-          Ah! Ah! Pas si mal, une minute, je demande l’avis de mon confrère, une pointure, j’t’l’dis.

Le russe secoua la tête:

-          Quel gâchis! Enfin, on peut uniquement rattraper le coup esthétiquement. Il sortit un catalogue plein de photos “avant-après”.

Dans une première étape il fallut reprendre quelques cicatrices. Comme convenu  les soins furent ambulatoires, à la barbe des parents de la jeune fille.

Un mois plus tard Thu fit des essais avec un verre neutre, elle semblait tolérer ce corps étranger.

-          Bon, simple, tu le gardes deux heures et vous revenez, on verra ce que tu nous racontes.   

Ils s’en allèrent gaiement au zoo. Hien acheta des bananes pour les singes et les éléphants. Du maïs pour le pauvre vieil ours solitaire.

 L’oeil venait d’arriver par courrier “Express Federal”, les teintes correspondaient parfaitement. Le jeune médecin formé à Léningrad effectua quelques essais.

-          Ma Chère, tu dois t’habituer à tourner la tête, ton oeil mort  va forcément rester immobile, l’autre suivra ton regard, ça fait bizarre cette loucherie, alors le truc est simple, tu tords ton cou, tu bouges la tête, une habitude à prendre et il n’y aura que tes proches pour savoir que ton oeil est une prothèse.

Il roulait les “R” et “chechetait” les “S”.

Thu venait de fêter ses quatorze ans. Elle remit son bandeau car elle craignait la fureur de ses parents.

 Le docteur Tien trouva la solution. Il prétendrait qu’au cours d’une visite des écoles…., que l’hôpital français acceptait de traiter gratuitement un certain nombre de cas, les indigents, cinq pour cent de la clientèle!

-          Et que tout c’est fait en un jour?

-          Tes parents ont été assez…c…, bêtes pour te laisser perdre ton oeil, pour refuser l’aide financière de mon ami Hien. Ils seront assez niais pour avaler ce que je leur raconterai.

-          Je préfère qu’on agisse par étapes, pour l’instant on garde encore le secret.

Les complices acquiescèrent d’un clin d’oeil malicieux.

 Durant la période qui suivit et qui fut peut-être la plus belle de la vie de Hien-le-comptable, Thu venait chez lui en cachette, elle ôtait son bandeau, se coiffait, s’admirait. Il l’emmena dans quelques boutiques pour y acheter des vêtements à la mode.

De retour la jeune fille les essayait devant la glace de l’armoire à double porte et elle redescendait ensuite se pavaner au jardin ou son vieil ami l'attendait en compagnie de ses chats.

-          Alors?

Parfois il y allait seul, d’une boutique à l’autre, prenant le temps de choisir.

 Le Dr Tien monta son plan en trois étapes. Il apparut soudainement au magasin de café, un lundi, à l’ouverture. La mère tenta de le renvoyer lorsqu’il expliqua qu’il venait au sujet de sa fille handicapée.

-          Attention, je suis inspecteur des écoles,…à la retraite,…j’en parlerai à la direction de son collège si vous refusez! Et puis c’est gratis, bon sang de bon sang! Deux consultations, ces cons de Francais payent tout, pas besoin de fermer vot’e commerce, je l’emmène sur ma moto et je vous la rends dans une heure, idem la semaine prochaine!

La mère accepta presqu’à regret. Il avait gardé sa blouse blanche et son ridicule calot de médecin.

La quinzaine suivante Thu, Hien et le Dr Tien se retrouvèrent deux fois à la petite villa, riant comme des gamins, fiers de leur coup tordu, l’heure passait vite.

Thu avait regagné sourire et confiance. Elle bombait parfois le torse devant la glace de la chambre  de son bienfaiteur. Lui jouait au jardin avec les chats.

Pourtant...

Dis donc…tu as mis un soutien-gorge, lança-t-il lorsqu’elle apparut en jean’s et T-shirt moulants.

Elle rougit.

La soeur de Phuong mourut chez elle, en été, après une interminable agonie. Il assista aux funérailles bien qu’il n’ait jamais rencontré la défunte. 

Une semaine plus tard Hien retraversa la ville, en taxi, et vint frapper à la porte de son ancienne collègue.

Phuong fut étonnée de le voir là, sur le seuil, souriant timidement.

-          Entre, excuse-moi, je n’ai pas encore eu le courage de mettre un peu d’ordre, faut que je trie ses affaires. 

L’endroit était plus que modeste. La résistante n’avait jamais triché, ni avec le Parti, ni avec le pays, juste ces quelques enveloppes de Hien, en son temps.

-          Ecoute Phuong, on est presque vieux, je ne te propose pas le mariage mais quelque chose de plus simple, viens habiter chez moi, tu auras ta pièce à toi et je n’utilise la salle de bain, sauf urgence, qu’entre quatre heures et quatre heures trente du matin! Les WC sont séparés et bien ventilés. Les voisins vont en parler un moment et puis ils s’occuperont d’autres affaires.

Elle ne résista pas longtemps. Chez elle , tout puait le médicament.

Les gens du quartier en causèrent dans les chaumières, une, deux, trois semaines. Comment une patriote, résistante médaillée, pouvait-elle se mettre en ménage avec un ancien collabo? Sûrement l’argent, l’argent explique tout… aujourd’hui! Et puis ils s’occupèrent du jeune couple de pédés qui venait d’ouvrir un restaurant, rue Kim Ma. 

 

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Un soir il brûla la vieille “chemise” dans un coin du jardin, près du tas de feuilles mortes. Les chats le regardaient faire. Phuong aussi, de sa chambre, mais elle ne posa aucune question.

 -          Oncle Hien, tante Phuong !

 La mère de Thu ne trouvait plus rien à redire aux escapades fréquentes de sa fille. Elle avait essayé de la gronder, de lui interdire, de la menacer…..

Phuong, excédée,  avait fondu sur le magasin et mis les points sur les “i”.

-          Foutez lui la paix à vot’e fille et laissez mon vieil ami tranquille. On en sait  sur vous et vos combines, “tout !”, si vous vous voulez j’en parlerai à mes collègues du Comité! Et faites bien savoir aux alentours qu’il vaut mieux que rien de mal n’arrive à “nos” chats!

 Elle ne précisa pas. A quel comité faisait-elle allusion? Cela suffit.

Bien sûr, elle connaissait l’histoire de la jeune fille qui regardait par la fente.

-          Mon Cher, mon Tendre Hien, je sais pourquoi tu m’as fait venir ici. Elle se leva et l’embrassa sur le front.

 Elle disparut cinq minutes et revint avec du thé, un Orangina et un verre de vin.

-          Oncle Hien, moi aussi je sais pourquoi tante Phuong est venue vivre avec toi! La jeune fille posa un baisé sur le nez du vieux comptable. Elle portait une jupe plissée, très courte, un chemisier largement ouvert sur sa timide poitrine de collegienne…. et d’horribles chaussures à lourdes semelles.

-          Silence….c’est l’heure de ma “Flûte  enchantée” .

Il replaça les écouteurs sur ses oreilles et observa “ses” deux femmes qui plaisantaient vivement.

Lautrec sauta sur ses genoux.

Le ciel se fit gris et lourd, c’était la mousson.

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L.T./ 05-07.03 

Pour Thimotée en souvenir de son père

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