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Au gré de la plume
1 novembre 2014

Vendredi parisien

 

image

P.S.:

Isonzo, di qui non si passa

 

3

 

Son père avait accepté sans poser de questions. Il suggéra que son chauffeur Emilio les conduise à Gorizia. Le chirurgien de l’hôpital central avait tenu parole et effectué l’intervention permettant l’effondrement thérapeutique du lobe supérieur droit du soldat Cankar. L’amélioration fut spectaculaire, le segment inférieur ayant gagné dans l’instant un bénéfique espace. Les médecins le gardèrent une semaine en observations. Matin et soir les infirmières badigeonnaient le malade à la térébenthine et au camphre.

 

Schinkel accompagnait Sestan. Etaient-ils devenus amis ? La fraternité des « armes » pouvait-elle exister entre officiers médecins ? L’Autrichien savait comment fonctionnait sa hiérarchie. Il put convaincre sans peine le Colonel Blimp de les laisser rapatrier deux convalescents jusqu’à Gorizia. A quoi bon les garder à l’hôpital ? N’avaient-ils pas servi l’Empire ?

 

En partant dès l’aube, ils seraient de retour en soirée. Une quarantaine de kilomètres séparaient les deux villes. Etrange équipée. Emilio le chauffeur, Beppa la servante des Sestan, Cankar le tousseur slovène, les deux médecins et ce pauvre Chiari. La grosse Hispano-Suiza appartenait à la Generali, gage d’un client égyptien soudain ruiné. Le père de Falco ne l’utilisait qu’entre son bureau et son domicile, une facon de maintenir en état cet encombrant V6. En dix ans cette 15 CV n’avait parcouru que cinq mille kilomètres.

Sous l’œil inquiet d’Emilio, un caporal d’intendance fixait un drapeau de la Croix Rouge de chaque coté du véhicule.     

 

Ils longèrent d’abord la cote. Aurisina, Sistiania. En route les voyageurs rencontrèrent trois barrages de sécurité tenus par des chasseurs alpins autrichiens. Chaque fois Schinkel sortait son Ausweis. Pas un soldat ne parlait italien. Vers midi ils entrèrent à Monfalcone, moins de cinq kilomètres les séparaient du front.

C’est là qu’ils devaient abandonner Chiari. Et le pauvre répétait encore qu’il ne voulait pas qu’on le renvoie chez lui. Emilio finit par trouver la rue où habitait la famille du revenant.

La maison paraissait épargnée.   

Falco se dirigea seul jusqu’à l’entrée. Une femme lui ouvrit en hésitant, le médecin portait son uniforme autrichien.

-          Nous ramenons Antonio, Antonio Chiari. Il est là mais…

-          Antonio ? Antonio !

Vingt secondes plus tard les Chiari se bousculaient près de la voiture. Le père, la mère, les oncles et les tantes, les frères, les sœurs, des chiens couraient tout autour en aboyant.

Chiari trouva le courage de sortir de l’Hispano.

-          Mio bambino, che cosa ti hanno fatto?

Elle se tourna vers Schinkel qui soutenait Chiari et le roua de coups de poing. Aux yeux de cette mère indignée, il était le coupable puisqu’il ressemblait à un Autrichien.

-          Criminale, che ha fai a mio figlio ?

-          Mamma, egli è un dottore, non può niente, intervint le blessé en larmes.

Sestan expliqua le peu que ces gens pouvaient ou voulaient comprendre. Le double manchot baissait la tête et pleurait. Le plus solide du clan le prit contre sa poitrine en l’embrassant.

-          Figlio ! I testicoli intatti ?

-          Intatti, le rassura Falco.

-          Allora, Gabriella. Gabriella ? Tu marito è di ritorno.

Une femme minuscule s’avança timidement et tira Chiari par la manche vide de sa chemise.

 

-           Spagnoletto, mio tenente ?

Sestan prit la cigarette que le père Chiari lui offrait. Voilà. Chacun en resta là. Le double manchot, poussé par sa femme, disparut sans prendre la peine de saluer ses accompagnateurs.

 

-          Du denkst wie ich ?

-          Ouaie Falco, je pense ce que tu penses.   

 

Entre Monfalcone et Gorizia la route était déserte. Une heure encore et ils atteindraient Gorizia. Malgré les bruits lointains de canonnades Falco s’endormit. Ou alors il somnola. Dans son rêve, ses mains pétrissaient la chair d’Emilie, ses fesses riches, rondes, blanches... persillées. Pauvre Chiari ! Testicoli intatti.  N’avoir que son sexe pour baiser ?

 

Le lendemain du départ de l’infirmière, les joues rouges de honte, Linuccia lui avait avoué qu’elle n’avait pas résisté cette nuit là, elle avait entrouvert la porte pour les observer.

-          Pardonne-moi, piccolo fratello, je n’avais jamais vu.  

-          Et alors ?

-          Je ne sais pas ce que j’ai le plus aimé, toi qui la frappais avec ton ventre ou son corps qui te répondait ? On aurait dit que tu plantais un clou.

-          Quand la guerre sera finie, tu viendras à ma consultation, je t’expliquerai. Tu n’as pas à te confesser, ta curiosité de vierge n’est pas un péché.

-          Tu as aimé ses dessous ?

 

Tendres images ! Il se redressa soudain et repensa à ce que son père lui avait confié avant son départ. Schinkel croisa son regard.

-          Du sollst dein Vaterland wählen !

-          Mein Vaterland ? Mein Vaterland, c’est l’Arménie, Schinkel.

 

Gorizia paraissait calme. Beppa se mit à pleurer en découvrant tant d’habitations détruites. Cankar la consola. Les Italiens avaient bombardée la ville lors de la furieuse Neuvième Offensive sur l’Isonzo, en quatre jours, du premier au 4 novembre 1916, ils perdirent trente mille hommes sans atteindre le plateau de Bainsizza au nord de la bourgade.

Le Slovène indiqua le chemin à suivre. Emilio s’inquiétait plus pour « son » Hispano que pour ses passagers.

-          C’est là !

Par chance le bâtiment n’avait subi que peu de dommages. Les arbres qui l’entouraient l’avaient protégé. La scène fut presque identique à celle qu’ils avaient vécue deux heures plus tôt à Monfalcone. Sans « honte » puisque le fils rentrait avec bras et jambes, et son visage d’enfant égaré. Le père invita poliment ses visiteurs. Les sœurs emportèrent leur archange, abandonnant les deux officiers, Beppa et Emilio en compagnie des parents du soldat réformé.

La servante traduisait parfois du slovène à Italien ou de l’italien en slovène et Falco continuait en allemand pour Schinkel.

Le repas fut copieux et l’atmosphère joyeuse, le vin aidant. Vers les trois heures Emilio commença à manifester une certaine nervosité.

-          Il a raison nous devons rentrer avant la nuit, enfin au moins rejoindre la cote.

A cet instant Falco hésitait encore. Couper des jambes italiennes, était-ce plus patriotique que trancher celles des Autrichiens ? Schinkel décida pour lui. Les deux hommes s’étreignirent. A cette fin-là ils étaient amis.

- Tu n’as rien à faire sur le front de l’est et si les Russes te prennent tes parents n’auront plus de fils.

- Tu viendras me trouver quand la guerre sera finie, il te suffira de demander où se trouve la consultation du Dottore Sestan, il famoso psicanalista diplomato dell’università di Vienna !   

Discrète, Beppa sortit  un baluchon de la voiture. Complice, Emilio serra la main du « petit Sestan » pendant que les Cankar chargaient trois cageots de légumes et deux gros jambons fumés dans le coffre de l’Hispano. 

-          Schinkel, quand mon affaire sera oubliée, passe voir mes parents, Beppa leur expliquera qui tu es, la table familiale reste bien garnie malgré le rationnement et mon père cache au cellier une réserve de vins et de cigares qui valent le détour. Cela lui fera plaisir de partager son repas. Le meilleur de ses fils se bat sans raison à l’est, l’autre imbécile va traverser l’Isonzo. Et puis j’ai encore une sœur, belle comme une violette du Carso.

-          Gott schütz dich, mein Freund.

-          Dio ti protegge mio amico.

 

Falco suivit du regard l’Hispano qui disparut dans un nuage de poussière. Le grand’père Cankar n’y comprenait rien et personne ne lui expliquerait.

Dans la nuit, un inconnu jailli de nulle part conduisit le déserteur à travers les collines. Ils marchèrent longtemps, s’arrêtant parfois pour éviter une patrouille hongroise. Son guide ne lui posa aucune question. Du peu qu’il s’exprima le fuyard en conclut qu’il devait être du Frioul. La neige couvrait certains pics. Ailleurs elle fondait. Beppa avait heureusement choisi de grosses chaussures et des habits chauds. Soudain Sestan reconnut le bruit d’une rivière. Au matin ils étaient en « Italie ».

-          Je ne suis pas certain que cela soit une bonne idée de leur raconter que tu es officier chez le Konig und Kaiser !

-          Ils le découvriront tôt ou tard, je ne doute pas qu’ils aient leurs sources de renseignements.

-          L’affaire Battisti a laissé des traces. Je t’abandonne. Vas-y avant qu’il fasse trop jour. Ciao !

Etait-ce le moment de penser à tout ça ? Kratockwill, Lehar, Schinkel et son père l’avaient poussé là où il se trouvait maintenant tout seul. Pourquoi n’avait-il pas choisi de retourner à Vienne, avec un peu de chance on l’aurait affecté à un service de chirurgie militaire de la capitale. Lehar et lui se seraient partagé Emilie et ses dessous ! Il traversa le cours d’eau glacé. Testicoli intatti !

 

Les Italiens devaient se cacher, ils le verraient venir bras levés.

Les bersaglieri l’accueillirent avec surprise. Le plus souvent les déserteurs passaient par la mer et de nuit. Falco ne protesta pas lorsqu’on l’enferma. Les Italiens prendraient le temps de l’interroger, de le suspecter et puis on verrait bien, soupira-t-il.

A sa manière d’anticiper les événements s’ajoutait un système mental de compartimentation des difficultés rencontrées. Le vieux Kratochwill encourageait ses élèves à l’apprentissage de cette technique qu’il prétendait être un art, l’art de survivre.

Selon lui, elle, cette technique, complétait harmonieusement la méthode de l’anticipation qui, employée seule, comportait certains risques. En effet le sujet envisage la multitude des situations possibles face à un problème, dans le court et le moyen terme. Ce trop de choix peut générer une confusion, en particulier chez une personne fragile ayant tendance à tergiverser. Il faut donc réduire les options, chaque considération a son alternative, égale au dilemme des Anciens Grecs ou au binôme de Newton, concluait le vieux profeseur en souriant, conscient que personne ne le suivait.        

La compartimentation présente cependant au moins un danger. L’individu doit équilibrer au mieux spontanéité et réflexion. Il est donc impératif de créer une structure communicante entre ces compartiments. Celle-ci lui évitera tout regret, le fameux « Ah ! J’aurais du ». Notons ici qu’on ne parle plus du « Si j’avais su, j’aurais pu, … » l’anticipation ayant déjà analysé les différentes possibilités. C’est la stratégie de la cascade ou de l’enchaînement des actions.

Si la frustration est un premier danger, un cloisonnement excessif peut entraîner un dédoublement de la personnalité et provoquer des accès schizoïdes et une perte des valeurs localisatrices. Ces valeurs sont le siège de l’orientation, du discernement.

La parfaite maîtrise de cette fragmentation des problèmes n’est permise qu’aux personnes ayant suivi une psychanalyse ou à celles capables de contrôler leurs pulsions. Ceci dit, les publications de Sir Richard F.Burton nous ont révélé des traditions orientales permettant une canalisation similaire de notre fluide cérébral. Ces traditions s’appuient sur une connaissance parfaite du système nerveux central, système qui plante ses racines dans le rachis vertébral, au bas des reins, en dessus du trou du cul.

 

Sestan oubliait ainsi qu’il attendait. Répéter d’anciennes leçons le tranquillisait. Ses gardiens l’avaient enfermé dans une sombre cellule. Conscient qu’il pourrait y passer de longues heures, au pire des jours, il choisit de concentrer son énergie sur ce qu’il avait appris à l’Université trois années auparavant. Il rabâchait ses cours.

 

A Vienne, il avait autrefois suivi une psychanalyse. Le Dr Freud cherchait des patients supposés sains pour consolider ses travaux sur les psychoses liées à l’asomatognosie. Il n’y a pas de psychanalyse possible sans un bilan neurologique préalable. D’autre part le « Maître », fondateur de la psychanalyse, en avait fait la condition majeure pour l’obtention d’un diplôme dans cette récente spécialité dont il était le père naturel,   parfois contesté. La faculté de neurologie se montrait toujours méfiante à l’égard de Freud mais suite au premier congrès de psychanalyse de Salzburg (1908), le Rectorat de l’UVBK lui confia une chaire. Freud le neurologiste et Kratochwill le gynécologue travaillaient ensemble depuis longtemps dans le domaine de l’hystérie. Falco se souvenait de ce jour unique où il rencontra le célèbre médecin. Kratochwill étant parvenu au terme de son analyse, par souci d’objectivité, il souhaitait obtenir l’avis de son réputé confrère et ami qu’il jalousait sans (se) l’avouer. L’unique  consultation eut lieu au domicile du maître. Les deux chow-chow du professeur l’accueillirent en aboyant. Freud se caressait sans cesse la machoire.

 

Il y eut un bruit de pas. Un soldat ouvrit sa cellule et lui fit signe de le suivre.

-          Tu peux t’asseoir.

-          Bien mon capitaine

-          Capitaine Ponticelli, je suis de Bettola, tu connais ?

-          La Bettola de l’Emilie-Romagne ? Non, je n’ai jamais été aussi loin en Italie, ma mère est de Bassano del Grappa en Vénétie, ses parents y tiennent depuis toujours un relais de chevaux, la famille de mon père est originaire d’Arménie mais on n’y a jamais mis les pieds.

-          Et pourquoi ton père et ton grand’père n’ont pas italianisé ton nom ?

-          Je n’en sais rien mon capitaine, mon père travaille à la Generali, je suis né comme ça.

-          « Sistani » !

-          Sestaaaaani, répéta Falco, ouaie, c’est joli.

-          Et tu dis que t’es docteur ?

-          Oui mon capitaine, mes parents m’ont envoyé à Vienne, je pensais me spécialiser en neurologie et en psychanalyse mais le K.u.K. m’a mobilisé et ils m’ont envoyé sur le front de l’est, là je suis devenu chirurgien malgré moi.

-          Mais tu étais officier là-bas ?

-          Lieutenant, si mon capitaine, mais ils donnent ce grade à tous les médecins.

-          Alors tu as été au front ?              

-          L’équipe travaille dans un train-hôpital, à dix ou quinze kilomètres des lignes ennemies.

-          Ennemies ?

-          Les Russes, les Roumains, les Serbes.

Sans calcul Sestan cita les Serbes en dernier ce qui fut une coïncidence heureuse, Ponticelli détestait les Serbes, enfin il le croyait, sans les connaître.

-          Je vais t’envoyer à Udine, si tu leur conviens ils t’affecteront dans une unité chirurgicale. Sinon, ils te fusilleront. Mais avec une maman de Bassano tu devrais t’en tirer. Allez, ciao Sistani.

-          Sestani !

Une heure plus tard un caporal le fit monter à l’arrière d’un camion. Une dizaine de prisonniers s’entassait sur les banquettes. Quelqu’un tira la bâche. Il faisait noir. Une odeur rance envahissait l’habitacle. Qui étaient ses compagnons ? Il lui sembla reconnaître un ou deux pantalons de l’uniforme autrichien ? Les autres ?

Udine ? La route ne serait pas longue. Il choisit de s’enfermer dans un de ses « compartiments » et d’ignorer ces compagnons.

A son habitude Falco commença par chasser ce qui traversait son esprit. Ces vagues qui vous déconcentrent.  Gorizia bombardée, le train de Lublin à Vienne, Lehar, des éclopés qu’il avait ensuite convoyés, ses parents inquiets pour son frère, son frère, sa sœur, Schinkel, Kratochwil,… Emilie, Emilie la Rousse !

 

Le désir n’est jamais naturel. Un homme ne convoite pas le corps d’une femme, parce qu’elle est nue, que son mont de Vénus est rouge, pour assouvir un simple besoin. Un homme, s’accorda-t-il à penser, ne peut se satisfaire de spontanéité, d’impulsion. Le plaisir sexuel est tordu, toujours compliqué. L’animal réagit lui à une odeur. Pourquoi, depuis toujours, les jaloux tirent les cheveux de leurs ennemis. Les jalouses ! Il sourit. Le chien mordille le dos de la femelle en chaleur, le cerf brame, la chèvre chasse une rivale qui ennuie son petit ?  

Les cheveux ou les poils. Il fallait balayer ces distrayantes images de chignon qu’on s’arrache, de croupe à chevaucher. Le désir ! Emilie avait laissé la lampe de chevet pour qu’il admire ces dessous flambant neufs qu’elle venait d’acheter via del Coroneo en compagnie de Linuccia. Linuccia la vierge folle.

Combien coûtent une culotte de soie, un corset ? Emilie avait-elle tant d’argent ? Sa sœur avait du payer. Quelle importance.

La chair d’une femme dévêtue ne suffit pas à provoquer l’appétit, est-elle innocente cette femme ou au contraire s’offre-t-elle jambes ouvertes au séducteur de passage pour mieux lui broyer les noix ? Les deux extrêmes, la blancheur qu’on va corrompre ou la luxure et sa part de sombre culpabilité. Quel espace pour le gris ? Pendre, être pris...e.

 

Kratochwill encourageait ses élèves à se distancer des religions, pas pour les condamner, le Juif restait prudent, mais parce que, selon lui, elles ne couvrent qu’une fuite ou masquent un besoin de protection, séquelle de la prime enfance. L’analyste peut croire en son Dieu mais il ne soignera son patient qu’affranchi de son héritage religieux.          

-          Et ce n’est pas une mince affaire que de s’en libérer, concluait-il avec sa malice.

-          Toute morale traine ses dogmes, la religion n’a fait que rendre les siens mystérieux. L’athéisme ne garantit pas mieux l’objectivité.

-          Il a le mérite d’accepter la critique puisque il est la critique, mein Bursch, tes évêques, maitres et dieux ?

 

Le camion ralentit et finalement s’arrêta. Un autre barrage ? Son voisin, un soldat en uniforme autrichien l’adressa en allemand. Quel age avait-il ? Falco le réconforta d’une tape sur l’épaule.

-          Prie ! 

Les prisonniers furent enfermés sans ménagement dans une obscure cellule au sous-sol d’un immeuble. Le bâtiment ressemblait à une école avec son immense cour de récréation et des barbelés renforcaient sa protection. L’armée avait du l’occuper. Les maîtres enseignaient-ils encore aux enfants des villes et villages proches du front ?

 

Ils croupirent dans ce sinistre local jusqu’au matin suivant. Toujours cette odeur d’urine et d’excréments. Une trompette sonna. Les détenus entendirent un puissant vacarme. Un officier leur cria de sortir de leur cachot. Le pauvre autrichien pleurait de trouille et titubait.

La lumière du jour les éblouit. Dans la cour un bataillon attendait, aligné, face à l’entrée principale de l’école. Un major botté descendit en sautillant les marches du perron et fit face à la troupe. Les prisonniers se tenaient eux sur le coté, encadrés par des bersaglieri en armes. Douze hommes, fusil à l’épaule, se détachèrent des rangs et prirent position. A cet instant seulement Sestan aperçut cinq ou six poteaux dressés sous les fenêtres du bâtiment. Derrière, le mur était criblé de balles.  

 

L’exécution fut rapide. Le temps de pousser le condamné, de l’attacher et de bander les yeux de cet inconnu. Un lieutenant ordonna la mise en joue, attendit le signal du major botté et baissa son bras. Les tireurs devaient trembler car l’homme ne s’écroula pas sous la salve. Le chef du peloton l’acheva d’une balle de son « Beretta 1915 ».  

 

Impossible de se réfugier dans ses compartiments, Falco tremblait sur ses jambes, l’autrichien pissait dans son froc. Deux minutes plus tard les soldats les ramenèrent dans leur cellule. Le médecin dut soutenir son compagnon.

Deux jours plus tard un caporal ouvrit la porte et gueula :

-          Sistani !

Sestan avait triste allure ou plus d’allure du tout. Il puait. Oublié le séducteur dans son complet blanc, oublié la guêpière d’Emilie. Il obéit et suivit son geôlier.

 

-          Sestani ? Tu as vu ce qu’on fait aux traitres et aux déserteurs...

Le major se tenait derrière une large table encombrée de dossiers écornés.

-          Alors t’es médecin qu’tu dis ?

-          Oui mon major.

-          Et t’étais officier sur le front russe ?

-          Oui mon major.

 

On l’affecta à l’hôpital Santa Maria. Une religieuse lui montra où il pourrait enfin se laver et lui tendit des vêtements civils et une blouse blanche. Il trouva un rasoir et un savon sur la tablette du lavabo. Il se doucha. Le sentiment de propreté lui rendit courage.

C’est ainsi que le Dottore Sestani intégra le Corps médical de l’Azienda Ospedalierio Santa Maria della Misericordia, un « hospice » vieux de quatre cents ans. Les salles d’opérations paraissaient immenses avec leur plafond en voûtes ogivales. L’équipe médicale ne se composait que de chirurgiens militaires. Des infirmières civiles et des nonnes les assistaient.   

Le chef de service le mit à l’épreuve, pour tester sa loyauté et son expérience professionnelle. Les combats avaient cessé début novembre après l’échec subi (1916) par la IIe et IIIe armées sur le flanc est de Gorizia. Les ambulances ne débarquaient plus que des soldats en patrouille, pris dans des fusillades isolées. Falco s’initia jour après jour à la chirurgie réparatrice. Sur le front de l’est il avait acquis un savoir faire « germanique » et maniait le scalpel avec rapidité et précision.

L’éther, unique anesthésique, devenait rare. Il fallait donc opérer vite, avec une extrême précision, à fin d’éviter au patient de successives interventions.  

 

Durant les semaines qui suivirent les Italiens, peu qualifiés, doutèrent encore de cette technique chirurgicale du « tout en une fois » mais finalement convaincus par cette économie de temps et de douleurs infligées, ils adoptèrent les protocoles de l’ « ennemi ». Le Dottore Sestani réussit encore à améliorer les conditions d’asepsie par l’introduction de méthodes plus hygiéniques, « à la prussienne » osa-t-il plaisanter.

 

A midi, à la cantine, il partageait désormais son repas avec ses confrères mais l’administration militaire italienne le considérait toujours comme un civil. Cette discrimination lui importait peu.

En soirée il étudiait à l’ancestrale librairie de l’hôpital. La nuit, il dormait dans une minuscule chambre perdue au sous-sol, à quelques mètres d’un service de radiologie qu’on venait d’installer.

 

Certains jours il lui semblait que la guerre s’était arrêtée pour de bon. L’atmosphère de ce monastère lui faisait parfois croire ou penser qu’il était devenu moine... capucin !   

 

Pour Noël les sœurs préparèrent un meilleur repas. Falco retrouva sur les tables du réfectoire les oranges et les noix de son enfance. Il refusa d’écouter l’ange ou le démon Kratochwill qui l’invitait à s’enfermer dans un de ses compartiments, la sentimentalité, enseignait le vieux professeur, n’est rien d’autre qu’une manifestation (puérile) d’un besoin (puéril)  de protection. Elle est, toujours selon ce maitre, liée à la facilité, à la vanité ou, pire, à la culpabilité, son contraire, il ne s’agit que de tentatives d’évasions.

 

La Nativité reste une évasion, le plus beau des contes de fées, et Sestan oublia durant quelques heures sa bataille quotidienne contre la folie et le désespoir. Il accepta cette douce mélancolie qu’enveloppait le chant presque joyeux des Sœurs de la Miséricorde. Les médecins officiers toléraient ce confrère discret et taciturne mais s’en méfiaient encore un peu. Personne ne faisait jamais allusion à ses presque deux ans chez l’« ennemi ». Chacun savait qu’il se consacrerait un jour à la psychanalyse. Lui ? Dès les premières semaines de cette vie en parenthèses, il choisit d’ignorer l’âme pour soulager la souffrance du corps.    

   

Le colonel Smareglia, médecin chef, l’invita à joindre sa table.

-          Sestani, viens par ici. Nous avons un cadeau pour toi !

D’abord surpris, Falco accepta le carton que le colonel lui tendit.

-          Ouvre !

-          Ouvre Sestani ! Allez ! Ouvre !

C’était un uniforme du Corps sanitaire de l’Armée italienne, la veste, le pantalon et le calot réglementaire. Et là, sans la moindre gène, sous le regard effrayé des nonnes, il tomba son pantalon et revêtit son nouvel attirail. Il découvrit alors les galons sur les épaulettes.

-          Tenente ?

-          Je ne pouvais pas faire moins que tes Autrichiens !

 

Sentimentalité ? Pour la première fois de sa vie Falco imagina qu’il pouvait être (né) italien. Il aurait désormais droit à une chambre au quartier réservé aux officiers, lui annonca son supérieur. Le Tenente refusa. Smareglia comprit et accepta qu’il garde sa cellule au sous-sol.

 

Quand il en avait le temps, le Tenente Sestani pratiquait des autopsies sur les cadavres de la morgue, voisine de sa chambre. Des rapports inquiétants informaient les unités soignantes de l’emploi de gaz toxique en Ardennes et en Russie, des gaz provoquant des pathologies inconnues. Et puis il se passionnait aussi pour des méthodes révolutionnaires de reconstruction faciale. Son colonel réussit à lui obtenir une publication du Dr Dufourmentel, un Français qui pratiquait des greffes sur les trous du visage en prélevant des lambeaux de cuir chevelu. Le procédé permettait d’éviter un rejet de l’implant.    

 

Ses « recherches médicales » occupaient son maigre temps libre et elles ne l’empêchaient pas, en soirée, de retrouver les compartiments du Diable Kratochwill. La messe du dimanche lui offrait une autre évasion. Différente ? Tandis qu’il suivait vaguement le sacrifice de Jésus, ses pensées le ramenaient à son enfance. Toujours son grand frère Roberto, l’élu de ses parents. Volontaire et confiant en ses évidentes capacités intellectuelles, l’aîné maîtrisait et méprisait doutes et angoisses, s’il en avait jamais eus.

Et Linuccia, la benjamine, soeur espiègle, qui venait dans son lit, en hiver, pour « faire la chaise » et réchauffer son corps d’impubère. Elle aurait préféré se glisser près de son aîné qu’elle admirait comme un Ulysse ou un Jason mais Roberto rejetait l’innocente sirène. Alors elle se satisfaisait d’un Falco.

-          Mets-toi derrière si tu veux rester, grondait Falco.

-          Non, j’aime mieux devant, répondait-elle en le chatouillant.

-          Silenzio o io vi mettono fuori tutti i due. Silence vous deux tempêtait un Roberto menaçant.

Le chef de meute. Son frère jouait le chef de meute. Et eux deux, elle et lui, dans le lit de Falco, se taquinaient en retenant leurs rires. Par besoin puéril de se rassurer ils se caressaient avec tendresse ne faisant rien de mal, ni en pensée ni par action.

 

Souvent au moment de la consécration du pain et du vin, quand le pain devient chair, le vin sang, lorsque la cloche sonnait l’élévation, il abandonnait sa nostalgie et sa coquine de soeurette pour retrouver les femmes qui avaient partagé ses nuits. Quatorze, avec les prostituées ? L’une après l’autre. Irena la veuve, voisine de chez-ses parents, rue san Michele, Tina, la ronde paysanne d’Opicina qui tirait tellement sur sa jupe quand elle s’asseyait dans l’herbe, Katerina la Viennoise - la seule qu’il déflora -, Anna la Pragoise et son odeur rance, Justine la hongroise et ses culottes de luxe, Giulietta, folle, instable, à la poursuite d’un père envolé, Marietta de Carinthie - âme désespérée -, Annah et ses gros seins, la tendre Klara qui mouillait en avance, Sofyia la boiteuse sans fesses,… et Emilie. Elle, il lui était facile de la retrouver, les images restaient fraîches. Elle n’avait pas les hanches des femmes de Boticelli. Un coussin de graisse couvrait déjà ses cuisses, dans dix ans Emilie Roth ressemblerait à ces boulottes qui rentrent du marché aux poissons en se dandinant. Mais son mont de Vénus était d’un roux authentique qui tiendrait encore trois décennies... au moins.   

Depuis trois jours des nouvelles contradictoires inquiétaient les troupes en attente aux environs d’Udine. Suivant les dernières instructions de l’état-major, le commandement faisait tourner ses unités dispersées sur les flancs du Monte Nero jusqu’au plateau de Bainsizza.

Les plus chanceux obtenaient une permission de dix jours. Le temps de revoir leur famille et de revenir. Chacun pouvait ainsi reprendre des forces après un interminable hiver, éprouvant par sa rigueur. En janvier et février les Italiens subirent des attaques ennemies, successives, si incohérentes qu’elles ne pouvaient annoncer une large offensive.  

L’artillerie austro-hongroise testait des obus récemment livrés par l’armée allemande. Ceux-ci contenaient des gaz toxiques. Franz-Joseph n’avait jamais voulu que ses troupes en utilisent. Son successeur paraissait trop faible pour résister aux pressions des généraux prussiens. Prévoyant, le colonel Smareglia décida d’ouvrir un pavillon de pneumologie bien que personne ne connaisse de thérapie aux blessures de ces armes inconnues. Les Français et les Anglais leur livrèrent des milliers de masques, juste de quoi équiper les premières lignes sur les positions les plus exposés.

Les ambulanciers ramenaient chaque jour une dizaine de soldats victimes de ces attaques chimiques.  

 

D’autre part, des bruits couraient, certains racontaient que Charles, héritier de l’empire austro-hongrois, négociait avec le pape Benoît XV. La perspective d’une armistice ou d’une paix décourageait déjà les combattants, personne ne voulait mourir dans cette attente. 

 

Falco, toujours obsédé par son besoin de compartimenter, accepta de prendre en charge le service de chirurgie maxillo-faciale. Ses premières greffes « Dufourmentel », moins orthodoxes que celles « à l’italienne » que l’Eglise romaine condamnait pourtant, furent un demi succès. Le défi étant de privilégier les aspects fonctionnels et antalgiques, les douleurs pouvaient être atroces, sans ignorer l’esthétique. Ces hommes ne retourneraient jamais au combat. Une fois leurs plaies assainies et cicatrisées, ils rentreraient chez eux. Là ils apprendraient à vivre sous le regard de leurs proches, de leur femme et de leurs enfants.

 

« Sestani » avait pu envoyer une lettre à sa famille. Le réseau Italia irredenta avait sa filière et ses passeurs. Cette même organisation avait enfin authentifié ses premières déclarations. Le courrier fonctionnait aussi en sens inverse. Ainsi apprit-il la mort surprenante de son père. Sa sœur n’en expliquait pas les circonstances et l’assurait que sa mère, Beppa, le chat Zufolo et elle-même s’organisaient tant bien que mal et qu’il ne devait pas s’inquiéter. La lettre était brève. Le facteur qui délivrait son message ne leur accordait que peu de temps pour répondre.  

 

La mort de son père ? En d’autres circonstances aurait-il pleuré ? Là, depuis quatre mois, il tentait de soulager de malheureux combattants au visage détruit. En bon fils il ferait son deuil, plus tard. Les compartiments de Kratochwill lui permettaient de prendre l’eau sans sombrer. La douleur est plus terrible que la mort.  

 

Dans un mois il « fêterait » ses trois ans de mobilisation. Soucieux d’apprendre et de découvrir, le médecin n’avait pas le sentiment qu’on lui vole sa jeunesse. Et qui aurait-il accusé ? Son expérience des amputations ne lui servirait à rien, pas plus celle de la reconstruction faciale. Mais le praticien restait des heures avec ses opérés. Les gueules cassées pouvaient rarement articuler un moindre mot, aussi simplifia-t-il un langage des signes qui permettait à ses boccalone de s’exprimer entre eux et d’extérioriser ainsi une part de leur désespoir.  

 

Depuis plus d’une semaine, des convois sans fin traversaient la ville d’Udine. Des bersaglieri, des bataillons réguliers trainaient des centaines de pièces d’artilleries. Un corps d’armée suscita la curiosité de la population, les Riparti d’assalto chargés de défier les Sturmtruppen (ou Stosstruppen) prussiennes et autrichiennes. Ces Arditi - ainsi les surnomma-t-on - étaient presque tous des volontaires. Le Colonel Bassi, initiateur de ces troupes d’élite, leur avait inventé un uniforme et les avait équipés d’un moschetto, de vingt-cinq grenades et parfois d’un lance-flammes. A l’attaque, les officiers sacrifieraient ses valeureux en fer de lance.

 

En août les combats reprirent avec violence durant quatre terribles semaines. Falco abandonna le langage des signes et la chirurgie faciale pour ses amputations. Parfois, en s’écroulant sur son lit, il ne se souvenait plus, combien en avait-il coupées. Sept, huit ? Il se relevait alors, lavait le sang de ses bras, changeait de pantalon et de blouse et repassait dans les chambrées. Plus d’une fois il fut insulté par un blessé qui le blâmait de son trop de malheur. Il aurait voulu emmener ce malheureux à la morgue où les cadavres s’entassaient. Un soir Smareglia lui avoua que ce mois d’août avait coûté la vie à plus de cent mille Italiens.

-          Et combien de blessés et de prisonniers !

 

Et puis les combats cessèrent jusqu’à fin octobre, sans « raison », sans que les convois de soldats ne ralentissent. Où puisent-ils encore leurs combattants, se demandait Falco.

 

Le dimanche-là, 28 octobre 1917, Sestan découvrit l’horreur du front. A son habitude il s’était levé de bonne heure pour faire une rapide tournée des amputés de la veille. L’infirmière tenait les maigres dossiers serrés contre sa poitrine, devant chaque lit elle rappelait le nom du patient – jamais Falco n’aurait pu s’en souvenir -, elle poursuivait, résumant en quatre mots, le status opératoire : « jambe gauche sous le genou, jambe droite mi-fémur, pied gauche malléoles intactes,… »  

L’hôpital manquait d’éther, de pansements propres et de désinfectant.  

Vers midi il ôta son tablier de toile cirée, se lava les mains et retrouva ses confrères à la cantine.

 

Soudain des obus de 75 s’abattirent sur l’azienda. Smeraglia se dirigea vers la fenêtre et lança :

-          Messieurs, vous vouliez voir comment ça se passe au front, venez, il est là, il arrive droit sur nous !

Deux heures plus tard une estafette motorisée transmit l’ordre d’évacuation. Repli général sur le Tagliamento, par tous les moyens. Le commandement ne faisait aucune allusion aux soldats hospitalisés. Le colonel réunit ses équipes. Au mieux, la dizaine d’ambulances pourrait transporter une cinquantaine de blessés. En faisant combien d’allers-retours ? Les autres !

-          Où sommes-nous plus utiles ?

Personne ne risqua la moindre suggestion.

-          Bien, alors on fait moitié-moitié. En bas ils ont besoin de chirurgiens, ici, abandonner nos hommes c’est les condamner a mort. Qui est volontaire pour rester ?

Falco en était. Il n’avait pas fait le premier pas, le diable Kratochwill ne lui avait-il rien soufflé à l’oreille ?

-          Tu es sûr de toi Sestani ? Si tu apparais sur une de leur liste tu y auras droit ! Un déserteur !

-          Je tente le coup.

La veille, le général Cardona avait ordonné un regroupement général sur la rivière Tagliamento. Les combattants reculaient sans résister. Udine fut occupée par l’avant-garde de la XIVème armée impériale austro-hongroise. Au sommet des marches de l’entrée principale, le colonel Smeraglia attendit l’arrivée du premier officier ennemi, espérant qu’il fut autrichien ou hongrois plutôt que prussien.

Il avait fait déposer sur une table les quelques armes dont ils disposaient, alignées avec leur chargeur sur le coté. 

 

Une équipe médicale autrichienne prit le relais au bloc opératoire. Elle manquait de chirurgiens, l’Etat-major préférait garder les plus expérimentés sur ses arrières par crainte d’une énième contre-offensive adverse.     

Deux jours plus tard Falco recoupait des jambes, des autrichiennes. Le commandant hongrois permit qu’un convoi désarmé rapatrie le plus grand nombre de blessés italiens. Les malheureux qui ne pouvaient être mobilisés furent regroupés dans la salle du réfectoire. Ils n’auraient droit qu’au changement de leur pansement, à un peu de morphine, à des pommes de terre et du café à la chicorée.  

 

Sestan n’avait rien d’un brave ou d’un téméraire. Il s’inquiétait.

Devait-il prendre le risque de s’exprimer en allemand ? Leur service de police fonctionnait-il encore sur les lignes avancées ? Avec son uniforme il lui serait difficile de les convaincre qu’il était un prisonnier autrichien, triestin de souche italienne, incorporé de force dans l’armée italienne !   

Deux jours auparavant, les Autrichiens avaient exécuté un prisonnier, originaire de Fiume, l’homme avait été membre de la Diète impériale du Kűstenland. Après un jugement sommaire, ses gardiens l’obligèrent à quitter sa tunique d’officier italien pour revêtir un costume ordinaire. Il fut pendu, plus précisément garrotté car rien n’avait été prévu pour la pendaison de « traitres civils ».  

 

Les interventions se poursuivaient sans pause et sans espace de réflexion. En salle, l’enchaînement des gestes devait être rapide et synchronisé tant l’anesthésie du patient était brève, il fallait aussi expliquer au blessé ce qu’il allait subir et le peu qu’on attendait de lui.

Les brancardiers venaient de transporter un caporal hongrois sur la table d’opération. En face de Sestan, un jeune chirurgien tchèque se préparait à l’intervention, ses mains tremblaient. Quel age avait-il ? Avait-il eu le temps d’achever sa formation ? Il hésitait .

Falco saisit la scie, donna des ordres précis, en tchèque, puis en italien à la nonne qui maniait la bouteille d’éther, avant de lancer trois mots en hongrois au soldat qui sombrait dans l’inconscience.

 

Personne ne l’interrogea. Il put garder sa chambrette au sous-sol. La nuit les Autrichiens laissaient les infirmières et les soeurs s’occuper, au mieux ou au moins mal, de leur compatriotes italiens. Les moignons s’infectaient et se couvraient d’asticots.

Si les affrontements semblaient se calmer, les ambulances continuaient de débarquer leur quotidien de souffrance. Où se battait-on ?    

         

Il en fut ainsi huit longues semaines, jusqu’à son quatrième Noël loin de chez lui. Les religieuses n’avaient plus le cœur à chanter. Le commandant hongrois insista pour que l’aumonier célèbre malgré tout la messe de minuit.

Falco n’avait jamais été un bon chrétien, juste ce qu’il fallait pour tranquilliser sa mère. Sa foi était intérieure, mystique ironisaient les amis de son père. Adolescent il avait voulu se faire prêtre, comme on disait. Depuis cette renonciation, Il s’arrangeait d’un face à face, d’un mano a mano avec le Ciel, ou considérant parfois Dieu le Père tel un maître d’arme seul au cœur d’une arène, entouré de démons encornés, ses créatures.

Faire partie du troupeau ne l’intéressait pas, il craignait la foule. Pour s’arranger avec les Ecritures il se voyait en chien d’arrière-garde, celui qui assure qu’aucune brebis ne tarde.

 

Le Très-haut ne valait pas mieux aux yeux de Smeraglia mais avec tant de souffrances, ses moments d’humanité méritaient qu’on en profite, ironisait-il. Le sacré provoque un sentiment d’éternité.

-          Falco ! Putain ! Sont bien élevés « tes » Autrichiens.

Un peu plus tard le colonel se pencha encore une fois vers lui.

-          Falco, tu dois t’enfuir. La police militaire est arrivée hier soir. Ils m’ont interrogé sur l’origine de nos officiers. Je n’ai pas eu le temps de détruire mes dossiers. Ils vont tomber sur le tien. Delfino Barroni partira avec toi, il connaît la région.

-          Mais…

-          Ferme ta gueule et obéis. Jusqu’ici tu as eu de la chance, tu as entendu, tu sais ce qu’ils font aux traîtres ? 

-          Et vous, vous restez ?

-          Moi, tu sais, j’ai l’éternité derrière moi.

 

Deux heures plus tard Delfino et Sestan s’échappaient dans la nuit, le froid et la neige. Ils n’emportaient rien, une couverture et un sac de châtaignes. Barroni le guida hors de la ville. Il choisit de passer par le nord et les collines. Après trois heures de marche les deux fuyards se reposèrent dans une ferme abandonnée. Au matin ils découvrirent les cheminées de San Daniele.  

-          Reste la rivière !

 

Le Tagliamento était en pleine crue, le brouillard dense. L’ennemi était là, ils l’entendaient. C’étaient des Hongrois. Delfino partit en éclaireur, à peine avait-t-il parcouru une centaine de mètres qu’une balle frappa sa chaussure. Il roula dans un fossé, un trou rempli de cadavres gelés. Des soldats italiens achevés par le froid. Maintenant les mitrailleuses crachaient des deux cotés. Falco réagit malgré la peur. Il contourna la position tenue par les Hongrois et rampa sous quelques buissons. Doucement le fuyard remonta vers l’endroit où Delfino avait disparu. Dans les tranchées adverses, personne ne bougeait. Sestan pouvait comprendre ce qu’ils racontaient, aucun n’avait la moindre envie de sortir de son abri pour finir le blessé, s’il n’est pas mort l’hiver s’en chargera.  

-          Halott !

Barroni n’en crut pas ses yeux lorsqu’il aperçut Falco. Sa blessure était vilaine, la balle avait traversé le talon. Les deux hommes patientèrent la journée entière. Ils se couvrirent des morts oubliés pour se protéger du froid et se confondre avec eux.

 

Barroni murmurait.

Il racontait sa vie, sa famille était du Nord de l’Italie, ses parents pauvres, il avait six frères et sœurs. Son père travaillait dans les foires en jouant l’entremetteur lorsqu’un paysan voulait vendre une bête. Sa mère grattait un coin de terre, de quoi nourrir la maisonnée. Il fallait souvent se satisfaire d’une soupe de légumes. Son frère aîné était mort en 1902 d’une vilaine grippe, faute d’argent pour se soigner. Le vieux, lui, s’était pendu l’année suivante. L’homme allait pourtant à la messe chaque dimanche. Famille et fratrie éclatées, chacun disparut de son coté abandonnant la mère à son lopin. Lui il s’en était allé en France pour trouver du travail. Après quelques temps ses deux cadets rentrèrent au village n’ayant pas trouvé assez d’argent pour se payer leur transport vers l’étranger.  

A Paris, par chance, Delfino tomba sur une famille d’émigrés italiens qui tenait un hôtel près de la Gare du Nord. Ces gens l’aidèrent. Avec un ami il se lança dans le ramonage des cheminées, Paris n’en manque pas. Et voilà que la guerre était venue déranger leurs affaires qui s’annonçaient pourtant bonnes. En plus il détestait les Allemands. Comme il était italien, seule la Légion put l’engager. Pas question de retourner chez lui et de replonger dans la misère. Il pensait joindre le régiment Garibaldi qui se battait avec la France et retrouver ainsi des compatriotes. Nîmes, Avignon là il effectua quinze jours d’entraînement avant d’être envoyé au front, du coté de Soisson. En 1915, dans le merdier de Verdun, il apprit l’entrée en guerre de l’Italie. La Légion le libéra sans condition, il prit le train pour Turin, là on l’incorpora dans le Cinquième Régiment de Chasseurs alpins. Il raconta ses « campagnes » et surtout les longues périodes de calme entre deux. Les combattants ennemis fraternisaient parfois échangeant de la nourriture. Un colonel les menaça de conseil de guerre et après quoi son unité fut  « luxée » sur le Monte Cucco (aujourd’hui en Slovénie), au feu.

Son capitaine lui avait confié « la » (mitrailleuse) Fiat. Au crépuscule il pensait avoir tué plus de deux cents Autrichiens.  

Ensuite son bataillon reçut l’ordre de décrocher. Au sommet du Monte Maio, le commandement en pleine retraite les oublia. L’eau était rare, la nourriture manquait, une épidémie de dysenterie força ses fantomes à un hasardeux repli. En plaine on s’étonna de leur réapparition, on les avait donné morts. Certains avaient les doigts gelés. Un camion transporta les rescapés jusqu’à Udine. Une fois rétabli, le colonel Smeraglia l’avait affecté au service des ambulances.   

Parfois Delfino s’accordait une pause. D’abord pour reprendre son souffle et ensuite pour s’assurer que les Autrichiens ne l’entendent pas. Falco frictionnait les bras du malheureux.

-          Ton pied ?  

-          J’l’sens plus.           

 

Lorsqu’enfin la nuit tomba Sestan réveilla son compagnon. Sans bruit ils se dégagèrent de leur funeste abri. La rivière n’était qu’à moins de dix mètres en contrebas, hélas c’était pleine lune. D’abord Delfino tenta de s’asseoir puis de se lever, ils pourraient courir et se jeter à l’eau. Mais il n’y arriva pas, sa cheville ne tenait plus. Falco le roula sur le dos et le tira, le tira par à-coups. Il rampa à reculons, un long moment, charriant son fardeau. Inutile d’observer un silence ou de faire une pause, qu’un soldat ennemi se retourne lève son nez de sa tranchée, ils étaient morts. Delfino serrait les dents pour ne pas crier.

-          Laisse moi dottore, tente ta chance.  

-          T’es fou on y est presque.

L’eau glacée pétrifia leurs muscles. Sestan n’avait jamais été aussi bon nageur que son frère Roberto et ses trois dernières années avaient affaibli sa résistance physique. Le diable Kratochwill se moquait de lui.

   

Le courant les bouscula avec violence, le froid calmait au moins la douleur de Barroni. Ils dérivèrent, emportés, incapables de rallier la berge opposée. Falco retenait Delfino par le col de sa veste. Soudain ils buttèrent contre un îlot, en plein milieu du cours d’eau. Un monticule de terre et de pierres. Les fuyards le contournèrent se laissant haler le long de la marge. Pour l’instant ils étaient protégés du feu ennemi.  

Sestan prit pied, surpris d’avoir son fond. Les voilà sur le rivage, du bon coté. Il fallait maintenant atteindre le sommet de cette rive en espérant que les uns ou les autres ne les arrosent pas d’un tir aveugle !

L’escalade fut éprouvante, incapable de traîner le blessé, le médecin chargea son compagnon sur ses épaules.

-          Serre-moi fort autour du cou.

Lui s’accrochait aux herbes et aux buissons. A peine au sommet, une rafale autrichienne balaya la rive juste au-dessus de leurs têtes, ils n’eurent que le temps de rouler dans un talus, à l’abri ?

 

Une fusillade répondit à la mitrailleuse. Et puis il y eut un interminable silence.   

 

-          Siamo italiani. Italiani !

-          Rompi cazzo   

-          Polentone

-          Cafone

 

 

Barroni donna une gentille claque sur la joue de son sauveur.

-          On est chez nous là !

 

 

 

....

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