Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Au gré de la plume
19 janvier 2019

Momoh/4

"Autre N'aurai"

 

 

 

Mai 1446, Noces. Momoh, fils de bourgeois, épouse Anne de Thuin, fille d’un nobliau désargenté. 

 

 

Philippe le Bon prend possession de Trêves et Cologne. Louis le Prudent (il a alors 23 ans), futur Onzième et Universelle Aragne, se réfugie à Dijon fuyant le courroux de son père Charles VII (contre lequel il complote). Charles, comte de Charolais et fils de Philippe le Bon, n’a lui que 13 ans et tout juste veuf de Catherine de France, sœur du Prudent, fille du roi de France. Catherine n’avait que de 18 ans. 

 

 Deux terribles découvertes en si peu de temps ! Fallait-il disparaître comme Lambert autrefois ? On en parlerait longtemps à la veillée, même au plus profond des sombres ruelles de l’Oud Brugge ! Pourtant il ne se révoltait pas. Aurait-il hérité la bonhomie de son père ? Hérité? Que pourrais-je bien collectionner de ce faux père ?

- Tu reprendras l'affaire et ça n'est pas rien !

Sa soeur Claire le secoue, elle la cadette des filles et la dernière en manque d’accordailles.

- God ! Et pourquoi ne t'épouserais-je pas toi, ne suis-je pas qu'un enfant trouvé, ma promise est une salope de dégrafée, une goton qui cherche l’daron de la farce pour nicher son mouflet en genèse ?

- Tu te montres bien injuste ! Ecoutez-le ce fiérot ! Il y a peu tu bavais des rondelles quand elle soulevait un brin son jupon !

Allons, cogite mon cadet ! C'est vrai, son père est de la Haute, il porte jarretelle au mollet et Toison à son cou mais sa famille n'a plus maille à partir. Toi, tu es pareil à notre papa, l'argent, l’honneur ne t'intéressent pas, ce n'est pas là chausse qui te blesse. Tiens ce petit qu'elle grossit, d'une certaine façon, c'est un peu ton "frère", ne partagez-vous pas comparable abandon?

Choisis ton avenir, tu es un male, tu as cette chance ! Mais réfléchis vite, mon gentil frère. Si tu t'enfuis, que deviendras-tu ? Tu n’as pas le talent d’un Lambert.

-    Tu connais Lambert ?

-    Engourdis qu’vous êtes, vous prétentieux masculins de tous âges, vous prenez vos femmes pour des bêtasses ? Qui ne connaît pas l’histoire de « la couille percée » ? 

 

 

Tandis qu'elle prenait l’avantage, Claire ajusta le garde-corps de son cadet. Le visage du jeune homme paraissait transparent. Sur ses longs cheveux frisés et flamboyants il porte un cale-bonnet brodé d'or. Finalement elle lui récite, de mémoire, ces vers tirés du Livre des Trois Vertus (de Nicole Oresme et Jean Gerson, 1405) :

« Si fu comme fils nommé

Et bien nourri et bien aimé

De ma mère, à joyeuse chiere,

Qui m'ama tant et si chiere

Que elle meismes me alaicta...

     Et doucement en mon enfance me tint » 

 

-    Notre maman Berthe a partagé son lait, tu as sucé semblables tétines que nous tes sœurs ! Et dis donc toi, beau rouquin, quand tu voyages avec notre papa Hugo, ne cours-tu pas un brin la prétentaine ? Combien de marmousets n’as-tu pas oubliés, par omission ou sans le savoir, misérable frelon ?

-    Et vous, mes quatre sœurs, vous saviez que je n’étais qu’un bâtard ?

-    Si nous savions ? Depuis cinq jours, Maman pleurait son bébé mort-né, la folie guettait, le troisième faon qu’elle perdait ! Les servantes nous racontaient des histoires de limbes où flottaient ces malheureux qu’on n’avait pas eu le temps de laver du péché.

-    Mais Claire, tu n’avais que quatre ans ?

-    Et alors ? Tu vois ta mère six mois avec sa grosse bedaine, la maisonnée s’impatiente et puis… pouf, ça chiale de partout. De nourrin, nenni, que des larmes et des cris. Le père qui titube de chagrin, bourré de bière.

-    Pas l’une n’a trahi le secret !

-    Après, papa est rentré avec un bouchon de linge qui piaillait, le vader nous a réunies, l’une suivant l’autre a juré sur Sainte Ursule, il a même demandé la permission à l’abbesse qu’on vienne poser, chacune à notre tour, la main sur la Noble Chasse de la Martyrisée… et il y a eu ensuite ta purification initiale et une fête majestueuse ici même. De sacrées bacchanales ! Tout juste vingt ans. Tu as reçu le meilleur, rien n’était jamais assez magnifique pour notre Momoh ! Et si l’une avait trahi le sèrement, maman Berthe lui aurait fendu le crâne et jeté son corps aux écrevisses de la Zwin.    

  

  C'était la première fois depuis son baptême que des tâcherons installaient une tente dans le vaste jardin des Boogart. Son père l'avait pareillement louée au nouvel officier de la garnison, un certain Jean, troisième fils du dijonnais Pierre Waquelin, échevin au palais ducal. Un peu à l'écart et sous un soleil d’enfer, une dizaine de cuisiniers, maîtres queux et maîtres coqs, s'affairaient, engueulant, brutalisant marmitons et apprentis gâte-sauce dans un vacarme épouvantable de chaudrons, casseroles ou jambonnières qu'on bousculait d'énervement. La famille de la promise logeait chez le Sénéchal Bouts, heureux propriétaire d'une des plus admirables demeures de la cité, la Gruuthuuse, large bâtisse sise en face de l'icelle de l'encore plus riche bourgeois de Bruges, Sieur van den Beurze, l'homme qui avait eu l'idée géniale de convertir  des moulins en fractions négociables. Le Sénéchal Bouts convoitait une Toison d’Or, normal qu’il héberge et chaperonne un parrain d’honneur et sa chiasserie d’engeance. Par convenance, la fiancée, suivie d’une de ses sœurs, s’installa chez l’oncle Johann qui fut propulsé en ses combles où il disparut furieux qu’on ose violer sa sphère intime. Banni de son terrier, il se vengea en imaginant ces deux vierges endormies nues sur sa couche. Les kinderen furent conséquemment chassés au fond de la grange aux mules, voisine de l’atelier. La couturière aurait ainsi sa matinée pour déguiser la promise, en traditionnel secret.   

 

 

Les pompes nuptiales traverseraient la Grand'Place. L'évêque, ou un de ses premiers goupillons, bénirait le couple en l'église de Notre-Dame. Les mariés feraient une brève apparition à la baie géminée du beffroi, encadrés de Paulus Ruysbroeck, le bourgmestre et compère du jeune époux. Les convives se retrouveraient ensuite rue Groenerei. Là on abandonnera les chevaux et les équipages aux laquais en faction pour traverser à pieds le Peerdenbrug et rejoindre la rive du canal où l’on a monté prestement mais solidement ce chapiteau de campagne. Car il vente, un courant d’air marin fait claquer les bannières.  Hugo avait d’abord imaginé un cortège à la vénitienne qui emprunterait les canaux de la ville mais, la saison reste frisquette, il craint qu'au retour un maladroit tombe à l'eau, si ce n’est à l'aller. 

 

A cette noce il y a du beau monde, trié sur le volet ! L’incontournable Paulus Ruysbroeck, l’in articulo mortis  bourgmestre en fin de mandat, Tomaso Portinari, digne représentant des Medici à Bruges, Hugo van der Goes, Doyen de la Guilde des Peintres de Saint Sébastien, Lucas Kranach de la Guilde Saint André tout juste arrivé d'Anvers, van Mussenbroeck de la Guilde de Saint Luc de Gand, Matthias Grünewald, ambassadeur de l'Union hanséatique, Lorenzo Ghilberti et Giorgione Castelfranco, commerçants vénitiens tenant comptoir en Flandre et le collège des Corporations et Confréries de la cité. Jan Van Eyck bien sûr.

Les susdits escortant leur légitime moitié et poursuivis par leurs intenables lardons. Les aînés chaperonnant un pot-pourri de jeunes filles en fleurs. 

 

 

Et une poignée d’originaux qui débitent des théories sur la marche des étoiles ou inventent des machines dont personne ne sait à quoi elles peuvent servir si jamais achevées. Hippodamos de Milet exilé de Petite Egypte (Grèce) en compagnie d’Halicarnasse. Hugo les aimait bien parce qu’ils n’ont qu’une délirante passion : la curiosité. Hippodamos de Milet s’intéressait à l’astronomie de position et à la précession des équinoxes se basant sur les travaux en trigonométrie de son ancêtre Hipparque. Il lui arrivait de s’installer, par extraordinaire faveur, dans la cellule de l’oncle Johann pour y étudier des livres savants. Il y avait une fois dessiné et construit un sextant armé de bois ce qui horrifia le peintre, l’hébergeur craignait que le scientifique empoussière ses incunables. Les commis et apprentis déménagèrent l’encombrant objet aux sommet de la bâtisse l’équilibrant sur un périlleux échafaudage, on écorcha la bâtière (toit à deux pentes) pour mieux percevoir les étoiles et (tenter de) définir les longitudes terrestres. Halicarnasse orientait ses travaux sur des machines agricoles devant, selon lui, permettre de simplifier la récolte du blé. Pratique, ce chercheur adorait saisir la terre de ses mains, se salir l’enjouait et cet ingénieur bucolique ne manquait jamais d’améliorer la charrette de son ami Hugo, particulièrement les semelles des roues, éléments si faibles de l’hippomobile. Hélas ses prototypes de freins conduisirent l’inventeur à de douloureux échecs.  

 

Ou encore ce Baron La Popelinière qui écrivait depuis vingt ans un Traité sur le brassage de la cervoise, son inquisition le forçait à visiter la complétude des cuves flamandes, le pinailleur refusait de conclure son ouvrage de peur de manquer une inédite recette. Le défi consistant à deviner ce que les moines lui cachaient. Ale, porter, stout, faro, houblon, malte, levure, drèche, moult bonnes raisons de s’incruster ou de traverser la Manche, de filer jusqu’en Bohême le temps d’un été, de faire un crochet par la Forêt Noire ou, mieux, de s’imposer une studieuse retraite dans un monastère forcément équipé d’une pompe à bière. De quoi vivait-il ? Mystère. La lavandière qui sait des secrets prétendait que sa famille champenoise lui envoyait régulièrement d’estimables subsides à l’impérative condition de ne jamais remettre les pieds sur le domaine ancestral. Cet expert en gueuzes accompagnait parfois Hugo lors de ses missions commerciales. L’accort Boogart l’écoutait avec une amicale et patiente tendresse. Souvent solitaire, l’enthousiaste baron ne se plaignait jamais de rien.

 

Par politesse et diplomatie, il fut aussi convenu d’inviter trois Dijonais de passage à Bruges. Georges Chastellain occupait un poste jalousé à la Cour de Bourgogne. Le dignitaire fonctionnait en qualité de conseiller politique. Son Maître Philippe le Bon l’envoyait sillonner son duché pour y palper la fidélité de ses sujets et y soupçonner de dissidentes ébullitions. Jean Molinet avait une tâche différente, plus délicate, celle d’évaluer les potentielles richesses de certaines vassalités, une manière de s’assurer que la Cour des Comptes flamande ne sous-estimait pas ses déclarations fiscales. Olivier de la Marche suivait ses deux amis. Né d’une des plus nobles familles bourguignonnes, cousin du Valois, Olivier représentait l’excellence d’un esprit chevaleresque. Soldat exercé au combat, parlant le grec et le latin, cet homme vaillant et fidèle souhaitait écrire un jour l’histoire du Grand Duché d’Occident. Une histoire sans complaisance, le contraire de ce que prétendait l’obséquieux Commynes, vil et toujours soucieux de plaire ou de flatter son orgueilleux employeur. 

Et puis il y avait encore un personnage aux allures fantasques dont on préférait taire le tumultueux passé, Auguste Trichet, prêtre défroqué, autrefois professeur à Louvain. Les femmes avaient ruiné sa carrière. Il profitait de l’hospitalité de Petrus Christus son beau-frère et de la tolérance brugeoise, tolérance motivée par une jalousie têtue, Bruges n’ayant pas encore son Université. Averti de la présence de Trichet, l’évêque Flessingue fit sa poire et refusa diplomatiquement l’invitation des Boogart ne délégant qu’un aumônier en remplacement. Ce procureur en fut ravi.

                  Ces dernières années, son temps, Momoh le partageait entre les voyages à l'étranger, où il accompagnait son vader, ses visites matinales chez les van Eyck et celles à l'atelier de l'Oncle Johann. Celui-ci avait pourvu, espéré que son neveu puisse reprendre sa manufacture mais, déception pansée, il découvrait d'appréciables qualités à ce docile rouquin. En particulier un sens synthétique du croquis. En moins d'une chandelle à deux sous il traçait le contour d’un entier panneau, respectant parfaitement les perspectives et les profondeurs de champ. L’adolescent se servait d'un charbon finement taillé, dessinait les personnages ignorant le détail. L'essentiel apparaissait en justes proportions. Commis et apprentis se mettaient à l'œuvre, copiaient ses ébauches et travaillaient les arrière-plans et les costumes en attendant que Johann se penche sur le visage des saints et des figurants laïques. Momoh suivait son oncle lorsqu'il fallait esquisser un projet. Le matériel qu'il ramenait était précieux. Il se garait derrière son parent, tenant son cartable d'une main et de l’autre caricaturait vivement la personne qu'on devait présenter sur la scène. Pour imager les saints et les mystiques, Momoh se rendait dans les églises et les couvents de la région. D’obligés abbés et abbesses lui ouvraient parfois de secrètes chapelles aux trésors oubliés. Il découvrit ainsi Sainte-Geneviève, voisine du Béguinage Princier de la Vigne, béguinage tenu par des bénédictines à la Règle moderne et libérale. La Dignitaire lui permit, à une heure déserte, la visite du réfectoire communautaire. Trente ans auparavant cette salle à manger avait été magnifiquement décorée par le peintre van Ruysdael notoirement connu pour son retable du Saint Sang. Certaines familles de noble souche ou de riche bourgeoisie plaçaient temporairement leurs filles en ce couvent, pour de pieuses retraites. En fait on espérait, le plus souvent, éloigner une amoureuse en chaleur d'un mauvais prétendant.

Les jouvencelles ne porteraient jamais le voile, l'ordre exigeait qu’elles se vêtent à l'ancienne, jupe longue de tiretaine, un voile dissimulant le cou et la gorge, bonnet de toile et mentonnière bien serrée.

  Anne fut la première à l'apercevoir. Le dessinateur travaillait à la chapelle. La malicieuse envahit doucement ses perspectives. Des jambes élancées, les hanches plantureuses, la taille fine et une florissante poitrine composaient le troublant échafaudage de cette charmante pensionnaire. Au faite de cette harmonieuse charpente une coiffe délicatement négligée laissait soupçonner une abondante chevelure, blonde comme celles d’Eve, de Vénus et de la Sainte Vierge. Cette platine lui donnait l’air tendre et suave d’une femme qui a besoin de protection. La beauté d’une blonde a moins d’éclat à l’œil mais elle plait au cœur. Un visage doux, plein de sentiments, des yeux craintifs et humides, un regard mâtin et le derme lactée. « Tout en elle respirait sensibilité » ainsi que l’écrivait Saint Epiphane. Elle joua ses atours si ce ne fut initialement de ses meilleurs atouts. Issue d’une famille aristocratique mais ruinée, la nymphe n’avait reçu qu’une façade d’éducation. S'il avait pris le temps de mieux l'écouter, Momoh aurait  trouvé suspect ce besoin de retraite mystique, besoin si vite contredit par l'empressement que l’oiselle mettait à le séduire. Le benjamin des Boogart n'avait pas fait son difficile. Loin de l'oeil inquisiteur et pastoral de maman Berthe, son père l'avait progressivement initié au bon usage des plaisirs de la chair, celle qu'on mange et celle qui démange ou qu'on caresse. Ce paternel apôtre d’Epicure le théophile pensait qu'en libérant son fils d’impatients besoins, il lui permettrait de garder la tête froide en toute circonstance. Oleum perdidisti, prétendent les Anciens ! Tu as perdu ton temps et ta peine, tu as gaspillé l’huile de ta lampe…  Quand l'effervescente péronnelle choisit de lui concéder une avance sur leurs épousailles il fallut trouver une histoire pour justifier le dégât de sa virginité. La maligne se peignit en victime d'un oncle pervers tenaillant une famille ruinée, oncle qui l'aurait saisie de force aux heures juvéniles d’une précoce puberté. Elle se saigna de chaudes larmes faute d'hymen à réduire en charpie.

-    Un parent si proche, imagine le scandale, la pollution !

 

Et Momoh la crut car elle avait si adroitement su lui mettre la puce à l’oreille et attiser son ardeur, du culmen au bas-fond de l’abdomen. Le niaiseux osa de coquines rimes volées à ces escholliers parisiens qu'il avait fréquentés avec tant de zèle:

Anne, entendez à mi;

Je vous aime plus que créature,

Et pour ce d'umble cuer vous pri

Qu'au dessoubz de vostre sainture

Me laisser de la turelure

Et de ma chevrette jouer.

Là vous apprendray à dancer

Au coursault, et faire mains tours.

(Eustache Deschamps, poésie grivoise, XVe) 

 

 

-    Momoh, je n'y sçaroie aler: doit-on ainsi parler d'amours à une damoiselle, protesta la perfide abeille avant de laisser le bourdon lui darder la vulve de son piquant vermillon.

La fausse allergique en eut les lèvres gonflées et cette première communion eut lieu à la sacristie sous une médiocre effigie de Saint Paul. L’apôtre sourcilla mélancoliquement :

- Tss, tss, tss, tss !

Tandis que le fougueux écureuil renversait sa lapine en carême, elle, elle souriait. Acta est fabula. Tangage et roulis rendent fol l’équipage, qu’importe, remuons le goupillon, si la coupe est déjà pleine. Alea jacta est, la messe est dite.  

-    Que Jésus et Madeleine me pardonnent, murmura la novice. Et toi aussi Paul de Tarse, apôtre des Gentils.   

Paul ferma les yeux, Dieu le Père, lui, ne l’entendit pas de cette oreille et ne pardonnera point ce quodlibet. Le badin s’essouffla à plumer la corneille, de sa canne de bois vert il bourgeonne encore sa pèlerine. Les jours suivants Momoh déposa des bleuets, amour timide, sur la margelle du puits. Elle répondit par deux branches, l’une de bruyère, amour robuste, l’autre de fougère, sincérité. Une semaine plus tard il cueillit une pervenche (mélancolie). Un mois plus tard Anne lui offrit un bouquet d’iris, bonne nouvelle. Asinus asinum fricat. 

 

 

La messe fut dite en deux temps trois mouvements, l'Introït, la Lecture des Epistres et la Consécration du pain et du vin que précédèrent les promesses de fidélité et la bénédiction des anneaux. Deo gratias. Le cortège fit son arrêt programmé au beffroi de la maison de commune. Les mariés jetèrent des dragées et des amandes que les gamins s'empressèrent de ramasser.

Sur le vaste espace le long du canal, derrière les maisons van den Boogart, on finissait préparatifs culinaires et la mise en place. Les invités s'engouffrèrent dans l'immense tente, une pareille à celles qui abritent les Chevaliers bourguignons en campagne, campagne guerrière ou voyage diplomatique en terres étrangères. Des valets engagés pour la circonstance guident chacun à sa place. Au centre on a disposé une table en "u" où s'asseyent les hauts dignitaires de la Commune, de l'Eglise tolérante et, bien sûr, les proches membres des familles unies. Au fond se dresse une estrade de bois, estrade montée la veille par cinq charpentiers à la petite cognée. Ménestrels et troubadours bondirent soudain sur la scène. Un lai charmant annonça le début de la réjouissance.           

 

                   

                                                                                                                   ♥

Quand li cuers est pleins de joie,

Il se delite et se resjoie

Musique est une science

Qui veut qu'on rie, chante et dance!

Par bours et en bonne occasion

Abondante chair faisons

Si point n'est careme prenant

Et parts aux pauvres donnant

Essaucions Dieu et sa gloire

Par le bien manger et le boire

Comme il en est à l'office divin

Qui sanctifie le pain et le vin!

(L.Tobler, inédit, XXIe)  

 

 

Un orchestre de harpe, de gigue, de tambourins et de rotes reprend des airs traditionnels que chacun connaît. Hydromel, vin de Moselle, cervoise du couvent voisin, cidre piquant, jus de fleur d'oranger pour les dames et gentes damoiselles. Un adorable puceau à la voix pointue servit une gorgée de rimes apéritives... 

                                       Nobles Convives, Doux Mariés

Oyez le menu

Qu'allons vous servir

Mult plats variés,

En ce jour de Festivité

Au jeûne nul n'est tenu

Car en sa grande bonté

  Sainte union Dieu a béni !

 

-    Oui, oui, reprirent les convives, sainte union Dieu a béni. Dominus nobiscum !

 

 

 

Un peu à l’écart on dressa une petite table où patientait une dizaine de miséreux. Hugo prit le temps de s’asseoir et de trinquer un moment avec eux.

-    Vous inquiétez pas, la graille va venir !

Les plats défilèrent et à chaque fois le gentil ménestrel annonçait le nom du met servi aux sons aigus d'un chalumeau et d'une mandore (mandoline) qu’un trouvère manipulait en alternance.

Boussac de lièvre au gingembre

Venaison de sanglier en souppes

Rôti mitonné dans un mouillement de bouillon

 de boeuf et de vin

Macreuses et sarcelles épicées

à la cannelle et aux girofles

Balivernes de rots de porc, de mouton et d'oie

Petite pause pour souffler, pisser et vomir :

 Gelées de couleur, dragées, épices doux enrobés de sucre

Pièce maîtresse : le Paon cracheur de feu !

Desserte de table : compotes, pâtisseries, tartes 

 

 

Mais ce qui époustoufla ces gloutons de Brugeois ce fut la vaisselle et les services. Hugo avait ramené fourchettes, cuillères et couteaux d'une récente expédition vénitienne. Un Maître coutelier en avait réalisé d’habiles copies. Sous promesse de garder le secret jusqu'à la noce, Boogart lui négocia le droit exclusif d'en fabriquer à l'avenir. Les tailloirs en terre cuite venaient de Strasbourg où l'on a récemment saisi les techniques des artisans saxons. D'une facture sobre, ils permettent d'arroser sa viande de sauce sans que celle-ci dégouline sur son vêtement. Porcelaines, écuelles, raviers, barquettes, saucières, légumiers, saladiers, l’entier service lui avait été livré par son ami Bartolomeo qui s'était reconverti dans la production de ces nouveautés plus à la mode que ses vitraux et moins grevée d’impôts que celle des bijoux.  

 

 

- C'est trop de somptuosités et de précieuses manières qu'au Palais du Grand Duc, osa insinuer une aristocrate qui transpirait de jalousie !

Pragmatiques, Hugo van den Boogart et sa femme Berthe avaient décidé, qu'une fois la fête achevée, ils liquideraient cette prétentieuse quincaillerie à leurs trois filles déjà mariées. Claire aurait sa part plus tard, si toutefois elle consentait à trouver un homme à sa taille. Mais dans cette teile quelle force risquerait l’incision ? Pourtant les servantes murmurent que plus d’un en auraient émoulu son ciseau et par l’entaille affranchi le liber. Pourquoi n’a-t-elle pas su en retenir un seul de ses apprentis couturiers ? Elle semble pourtant mignonne avec son nez retroussé.   

Coeur lourd et ventre plein, Momoh tentait d'oublier sa peine. Sa juvénile épouse riait librement. Les parents de Thuin se serraient près des deux ou trois couples de nobliaux brugeois invités par courtoisie.

Les Dijonais se montraient ravis.

Auguste Trichet pinçait le train des serveuses et, cul sec, vidait son godet pour les guigner au passage quand elles se penchent et refont le plein. Les inventeurs grecs croisaient l’équerre s’engueulant en leur idiome sur l’origine de l’astrolabe que l’un voulait rendre aux Hellènes et l’autre renvoyer à l’Arabe El-Nayrizi.

- Attends, j’t’explique, je sais, je sais.

Silencieux, La Popelinière essaie une gentille petite bière parfumée à la cerise prenant des notes sur un coin de table. Hugo souffle un mot aux ménestrels qui se lancent alors dans des refrains populaires de Bourgogne. Il le fait par diplomatie et par respect envers les dignitaires d’un Prince qui lui permet de consolider ses affaires en France et en Germanie. Personne n’y voit rien d’infâme, plus tard les musiciens reprendront les airs du répertoire flamand. Le ciel est clément, Dieu aussi.

Quand même c'est beaucoup d’échos en un jour, entendre que je ne suis pas le fils de mon père et que ma promise s'est laissée fertiliser par un sigisbée de passage ! Curieusement, à l'image de ce faux père qui l'avait  éduqué, le marié ne se révoltait pas. Les arguments de Claire revenaient à son esprit. C'est vrai, j'aurais pu être le père de ce merdeux à venir! Hugo surprit son regard et comprit la solitude du marié. Il fallait que quelqu’un lui dise tôt ou tard, évidemment si on avait su que son épouse lui confesserait encore une plus odieuse tricherie ! 

 

 

Les trouvères ayant achevé leur pause ils reprenaient leur musique. On dansa.

Le père et son fils adoptif s'éloignèrent. Berthe les suivit d’un air inquiet. Elle s'angoissait toujours pour son rouken.

- Tu vas refaire ce que j'ai accompli, Momoh, tout simplement. Tu choisiras de lui découvrir sa vérité à ton levraut, le moment venu, si tu le juges bon. J'avais choisi l'"omission", imposé le mensonge des lâches. Main'nant pour ce qui est de ta femme c'est un autre problème. Tu lui en veux procès!

- Non mon père, je suis triste, rien de plus. Ma gentille soeur Clairette a raison. Ne me suis-je pas conduit en coquin de garenne avec sa lapine de salon? Si le petit qu’elle gésine n’est point mon sang…, dis, quel est mon sang, qui est ma mère, qui est mon père ?

- Je ne sais qu'une seule chose, il y a probablement parmi ces gens un invité qui sait ton origine, un Maître de Confrérie ou un guildien, peut-être un de nos bourgeois ? « L’ombre d’un géant » !

Ta mère ? J'ai cherché autrefois, je pensais qu'un jour tu me poserais la question. A l'époque j'ai enquêté chez les accoucheuses, j'ai espionné les maisons de femmes qu’on avait vues grosses. Dès que l'on entendait murmurer de relevailles ici ou là, j'envoyais ta grande sœur, elle fouinait. Lorsqu’on appelait un clerc pour l’amessement (purification de la mère), je le faisais suivre par un commis. Il faut qu'on ait généreusement compensé les servantes pour qu'aucune ne lâche un mot !

- Je crois connaître ma génitrice. Parfois, lorsque l’enfance nous abandonne, il arrive qu'on aime en secret une dame plus mure. Celle-là me couve de tendresse mais d’un coeur si triste.

Hugo ne demanda rien, ce que lui avouait là son fils rejoignait une secrète hypothèse. Tenter de s’en assurer n'eut été que pécheresse curiosité. Ils parlèrent de la suite. 

- Tu iras seul à Venise. Mes os me font mal de partout, je suis fatigué. Il te faut un espace de solitude. Si tu n'es pas de retour à temps, maman Berthe et ta soeur Claire veilleront sur la parturiente. Ma Confrérie te confiera une lettre de privilège qui confirmera sa bienveillante tutelle en attendant que tu atteignes l'age d'en être un membre à part entière. Où je t'adresse, nos alliés te recevront bras ouverts. Pour le reste, à Venise, tu apprendras par toi-même, per fas et nefas, la fréquentation des marchands arabes et turcs. 

En route il te faudra ouvrir les yeux, forgerons, tanneurs, selliers et chaudronniers innovent, leurs techniques évoluent. Aujourd’hui certains les méprisent croyant les comparer à de subalternes artisans, des ouvriers incultes. Ils ont toujours été nos inventeurs. Tu t’souviens de Georgius Florentus, ce ferronnier qui trouve de précieux livres ? Un intellectuel aux grosses pognes crasseuses !

Les règles changent, les sénéchaux font le ménage aux halles et aux marchés couverts, fixent les taxes, délogent les maquignons indélicats, chassent les nomades. Rapporte ce que tu découvres. Laisse aller ton imagination, visite les éperonniers, les armuriers, bientôt ces gens feront des horloges perpétuelles ou des machines à pomper l'eau plus efficacement que nos argumenteurs et semellators grecs. Sois curieux des étoffes inconnues. Achète des soieries, des draps et des tapis que vendent ces effrayants Ottomans. Les cuirs, tu trouveras à Venise des marchands venus de loin, là où l’on travaille la peau de bête mieux que personne chez nous. Ton parrain Paulus a beau clamer qu'Anvers et Lisbonne sont les métacentres du monde, toi et moi nous savons que ce n'est pas vrai ou plus pour longtemps. Tu as appris combien ton oncle Johann dispense ce qu'il puise en ces livres que nous lui dénichons. N’oublie aucune de ses leçons. Je l’ai souvent surpris lever son doigt au Ciel et menacer le Très-Haut : « Dieu je te maudis mais je te crains ». Une crainte qui n'a rien à voir celle dont parle Epicure.

A Bâle tu trouveras des Maîtres de l'estampe, prends le temps nécessaire, peut-être refuseront-ils de partir leurs secrets, à ton retour tu t'arrêteras chez mon ami de Haguenau, il nous doit un peu d’argent et il n'en a jamais, l’homme te payera d'un ouvrage enluminé, un chagrin cochonné par un ouvrier maladroit, prends.

- Vader, tu m'as répété leurs noms si souvent et j'ai le chemin de leur domicile inscrit sur ma cédule (carnet).

- Oui mais si la pluie te la mouille ou si tu perds ton cahier ? Allez, rejoignons nos invités, là je me sens moins lourd, l’estomac d’abord mais surtout le coeur. Si tu ne peux plus m’aimer comme ton Vader, aime-moi tel un vieil ami.  

 

 

Momoh a bu lui aussi mais n’avait-il pas martel en tête, trop d’amertume à déglutir en ce jour de célébration nuptiale ? Quand les plus nobles convives s'en furent déguerpis à grands renforts de saluts et de courbettes, les proches et intimes choisirent de s'éclipser avec politesse. 

Un habitacle provisoire avait été aménagé pour les mariés sous le toit de la résidence familiale. L’endroit paraissait presque nu. Hugo avisa son fils d’abandonner à son épouse le soin d’en arranger le meublement et l’innovante décoration. La mariée pleura deux larmes en voyant s'éloigner ses géniteurs. La compagnie du Sénéchal, poursuivie d’ennuyeux aristocrates, convoyèrent les de Thuin.

-    Nous repasserons demain Mon Enfant, pour le constat et l’au revoir ! Prie Sainte Agathe avant de te soumettre.

 

 Une fois seuls dans leur chambre les époux s'assirent sur le lit, chacun de son coté, se tournant étrangement le dos. Anne craignait qu'il n'apprécie pas cette troisième surprise. Sa mère avait pourtant insisté et débusqué elle-même une habile refaiseuse de virginité ! La vieille remblayeuse avait reconstruit avec minutie un semblant d'hymen.

-    Viens !

Elle voulut souffler les chandelles préférant une décente promiscuité.

-    Non !

-    Tu veux me prendre en courtisane ?

-    J’ai envie de te contempler, d’observer ta pudenda, l’amande, ton angora, la trousse, ta mandoline, la fraise, ta cyprine (poisson sans dents), la balafre, ta pâquerette, l’oiseau,…

-    Pareille à l’une de tes putains de couchée (étape) ?

-    Et si ? Et si c’était notre dernière chance de ne pas nous toiser en ennemis le résidu de nos jours ? Tu filais un brochet, tu n’as ferré qu’un goujon. Travaillons une entente sur des fonds calmes et apaisés.  

 

 

Il fallait donc lui payer son restor à ce camelot. C'est alors qu'au creux de l’alcôve elle aperçut le chien Wic qui remuait la queue. Inséparable de son maître !

- Je n’aime pas sa façon de m’épier !

- Wic ! C'est là que tu t’enserres ?

- Tu ne vas pas tenir cette bête sur notre couche ?

- Cette bête ? Ce chien Wic est, lui, un fidèle ami, le compagnon de nos expéditions. Sa femelle est morte en prenant ma défense. Il m'a deux fois sauvé la mise si ce n'est la vie. Et puis, ainsi que l’affirme mon paternel, il n'y a pas plus héroïque et préventif remède pour les douleurs articulaires. Chez les Grecs...

- Eloigne ce canidé, qu’il s’en aille chez tes Grecs !

- Tu le chasses, je le suis ! Wic ne te dérange pas, il se gardera propice à nos pieds et les chauffera quand le froid pique soleil levant.

Capituler ? Déjà ? Elle qui avait vécu dans le Monde civilisé de Bruxelles, fréquenté la Société des Nobles, la voilà forcée de s'appareiller pour de bon avec un marchand de teintures, la voila coincée dans une ville en décrépitude. Odi profanum vulgus (Je hais le vulgaire profane, Horace, Odes III, 1,1).

- Ne fais pas ta dédaigneuse. Cesse tes afféteries de farouche damoiselle! Mes parents, mes soeurs, mon oncle, nous, bourgeois de Bruges, sommes des gens instruits. Modestes lettrés qui considèrent les écritures des Anciens, les Arts, la Bible. La peinture, les Guildiens d'ici l'inventent tels nos Jan Van Eyck, Rogier van den Weyden et de nombreux anonymes. La bibliothèque de mon oncle compte plus de livres que celle de la princesse Visconti (67), que Blanche de Navarre (69), un peu moins que Marguerite de Flandre (273) et que Gabrielle de la Tour (317). Nous en possédons plus que la parente du Roy de France, Yolande de Savoie (133)! Bien sûr nous ne concurrencerons jamais le Duc Jean (de Berry, 674). Mon père parle et écrit au moins quatre langues, en comprend six, mon oncle entend grec et latin…

- Viens, souffla l’épuisée ! Mais si j’ôte ma chemise tu enlèves la tienne.  

 

 

Elle laissa tomber son demi-ceint, défit son gipon et se glissa sous le linceau (succ. ceinture, corsage et drap) qu’on a volontairement oublié de passer à la chaufferette. Trop de chaleur assomme le bourdon.          

« Embrasse-moi, embrase-moi donc

Ton amour m’enivre plus que le vin,

Mieux que la senteur de ton musc,

Rends-nous follement heureuse

Que ton gland soit plus violent

Que la dague d’un cerf… » 

 

 

Leurs facultés s’épandent et s’épanchent, il semble qu’elle l’appelle à l’aide, elle se fait lierre, elle se confond en lui, radieuse, exhalant le parfum du désir. Il ne lui faut que peu de chose pour être comblée, une caresse, un regard, un doigt qui pointe et elle frissonne, elle pleure, elle rit. Il faut l’oubli et l’abandon. Lui n’est pas méchant, il est triste ce qui, comme la migraine, épice les jeux de l’amour.

Au matin, suivant l’us, une servante rougissante exhiba à la fenêtre un drap maculé de sang.

- Faisons la paix ma femme. Tu as su me piéger mais je ne suis pas innocent itou. Voyageant avec mon père dans des pays lointains, j'ai visité ces endroits que l'Eglise maudit et dont avec sévérité Elle condamne l’accointance. On m'y a si fort massé le dos, branlé et sucé la queue qu’il te faudra de l’ingénieuse disposition, ton usance et de l’industrie pour m’apprendre un péché que j’ignore.

- C'est vrai, Mon doux Goret, j'ai chéri un voyou plus que le reste du monde, il me lardait vigoureusement l’entrecuisse, mieux que toi… jusqu'à cette nuit. C’est vrai, le malavisé a lesté malheureuse graine en mon giron. Mais je respecterai notre contrat.

- Paulo majora canamus (Virgile, Eglogue IV/1, « Chantons des choses plus relevées »), ma Dulcinée. Tu ne manqueras de rien. A chaque fois que tu voudras t'enfuir à Bruxelles pour galanteries et balivernes de ta noble condition, tu en auras les moyens et la liberté.

Nous ne devons rien à personne si ce n’est au Très-Haut, mes soeurs ont récolté leur dotation, notre commerce est un pommier en fleurs, j’en cueillerai les fruits, tu auras de ce jus à nul distrait et personne ne te chassera jamais de notre « soue ». Le marcassin que tu engraisses portera l’insigne des Boogart, un nom qui ne m’appartient même pas !

 

Désormais alliées de raison si ce n’est de cœur, les deux familles se retrouvèrent pour un gaudeamus courtois où l'on servit les "résidus" de la veille.

-    Les restes des restes iront à l'orphelinat, ordonna Hugo.

A l’heure des pets et des rots, le maître de maison convia le père Thuin en aparté.

- Chevalier de Thuin, nous ne reviendrons plus jamais sur cette dot que vous êtes incapable de garnir. Le bâtard de votre fille sera mon petit-fils et qui murmure le moindre commentaire désobligeant à ce sujet, je lui fends les parties ou la matrice, car ce sont souvent les femmes qui aiment répandre rumeurs et vilaines humeurs. Croyez moi, j'ai l'expérience de cette chose.

On en resta là. La belle-famille s'en retourna à Bruxelles par la malle de l’après-midi. 

 

 

-    Viens Wic, ton Maître et moi allons en promenade. C'est juste qu'il sait ranimer  nos petons ce gros loup.

-    Et au retour nous passerons à l’orphelinat, histoire de nous assurer qu’on y a déposé les reliques du festin.

Il fallut plusieurs semaines d'adaptation à cette femme de la Grand’Ville pour s'acclimater à la routine de son domicile conjugal ainsi qu’à l’apparente austérité d’une vie brugeoise et bourgeoise. Mais son état d'espérance l'épuisant vite, elle ne se plaignait d’ennui. N’était-elle pas le nombril du vaisseau Boogart ? Sa belle-mère l'entretenait avec franchise évitant de compliquer la situation. Une fois par semaine les deux femmes se rendaient aux halles pour y acheter des coupons, des lainages, des étoffes, le nécessaire à l’emmaillotage d'un bébé. La sage-femme passait chaque quinzaine pour suivre la grossesse. Par soins attentifs on consulta encore le docteur Marcus de Velroux qui analysa le pissat de la future maman. L'homme de l'art conseilla un régime diététique riche en légumes frais. Anne se fit tailler des jupes adaptées à ses croissantes rondeurs. Les drapiers de Bruges "offraient" des toiles et des tissus d’une qualité incomparable. A sa requête la couturière soigne ses corsages car si sa taille s'élargit par l'évolution de la nature, elle tient à profiter de circonstances aggravantes pour que chacun admire la plus florissante des poitrines. Il lui arrive de se faire colorer la chevelure. Son mari lui a confié un ouvrage ancien où sont copiées des recettes de teinture à base de racines, d’écorce et de bois qu’on trouve chez l’apothicaire Myrepse, rue des Echevins. Dans l'après-midi elle vient, à sa discrétion, écouter les leçons de Johann. Les deux apprentis répètent ce qu'ils ont appris la veille sur la logique d'Aristote ou la géométrie d'Averroès. En soirée, avant le dernier repas pris en famille, l’épousée s'assied devant le miroir installé exprès dans sa chambre et pommade son visage et son corps. Sur une table joliment travaillée s’étalent une palette de fards et toutes les sortes de crèmes inimaginables. D'onguents et de muscs, la belle couvre ses bras et ses seins. Elle entretient ses mains de laits blanchissants. Ses ongles sont nets, sa chevelure sévèrement brossée. Elle porte sa coiffure ramassée en chignon ou tombante sur les épaules selon l’humeur ou son projet nocturne. Une fois par mois, elle prend un bain dans la chambre d'à coté. Les servantes tourmentées font d'incessants allers-retours ramenant des cruches d'eau chaude. Anne s’éternise en cette bassine, se parfumant le corps avec une éponge. Plus tard, enfin, elle se retrouve seule avec son mari, la coquine l'invite à défaire le corsage et à s'enjouer de ses fières et copieuses mamelles. Parfois on les entend rire du troisième au premier solier. Qui s'en plaindrait pense maman Berthe, n'a-t-on pas craint le pire ? Mon Goupil et sa bedonnante ! Sait-il se montrer prudent ? Ses mort-nés reviennent la hanter! Combien en a-t-elle eus ? Le pire c’est qu’elle les  oublie, certes ils n’avaient que le faciès ingrat de bébés sans vie. Où se sont égarés mes mauvais sorts ? L’abbé affirme qu’il ne peut dire une messe pour ces enfants-là, partis encore souillés du péché originel. Quel péché ? Et puis elle s’endort sans achever sa dizaine. 

 

 

  Le départ du juvénile époux attrista la maisonnée. Hugo jurait que son fieu en avait, qu’il saurait conduire sa mission. Claire craignait que son frère ne brasse trop d’amertume en son sac de bile. Berthe l’imaginait encore si vulnérable pour ce voyage en solitaire. Anne se retrouvait maintenant isolée, bravant une famille unie qui déclarerait peut-être son hostilité. En bonne régente Berthe veilla à ce que personne ne lui fasse payer sa tricherie. Berthe est ainsi, en primeur elle s’énerve, elle résiste et se révolte mais une fois l’affaire entendue elle sait se montrer raisonnable, objective et admettre une erreur, la sienne ou celle de son prochain.  

 

 

La veille des noces, c’est par accident que Claire avait surpris une contention animée entre la promise et sa génitrice. Elle en avait sur l’heure informé ses parents. Et c’est Claire, encore elle, qu’on supposa mieux choisie pour exposer l’ignoble vérité à un fiancé déjà mal brassé.

-    Le Ciel nous a-t-il discernés à fin de chérir ces garçonnets de la providence, s’interrogeait Berthe en un moment de doute ?

Dans l’urgence Hugo avait réuni les van den Boogart, en conclave, vieilles servantes comprises, à fin de mettre définitivement les points sur les « i ». Personne ne reviendrait jamais sur le sujet, les futurs parents choisiraient, le moment venu, de raconter l’histoire qu’il leur conviendrait à l’héritier ou l’héritière à venir. Nul cependant ne dut jurer « bouche cousue » sur la chasse de Sainte Ursule.

Pour Hugo, le plus dur avait été de prendre son fils a part, ce même matin, et de lui révéler le mystère de ses impropres origines. L’enfant « tombé du beffroi » ! Le choc, ce premier choc, fut rude. Le marchand s’en doutait. Accepter brusquement un père et une mère qui ne sont pas les siens mais qui vous ont élevé et aimé, c’est encore possible mais ne rien suspecter de ses concepteurs, voila une rongeuse douleur. Prenant la relève d’un vader à bout d’arguments, ce fut Claire, toujours elle, qui tenta l’impossible. Elle trouva les mots doux et les gestes tendres pour calmer sa peine.

-    Mais alors, je pourrais t’épouser toi ? 

 

 

Ils pleurèrent un moment s’étreignant l’un l’autre. Un instant, par accident peut-être, leurs bouches se rejoignirent dans un ardent baiser. « Oh ! Oh ! Oh ! Je fleuris entièrement ! De mon tout premier amour je brûle ardemment ! Un nouvel, nouvel amour est ce dont je meure », Carmina Burana, Tempis est iocundum.

Ils s’étaient détachés brusquement, ils avaient ri et pleuré une fois encore. Elle sécha ses larmes et celles de son cadet.

-    Tu es mon frère, épouser mon nigaud, vois-tu, j’y ai souvent rêvé en secret, mais ne serait-ce pas faire de toi un étranger ? Pour nos trois sœurs, leurs époux, pour Bruges et son ensemble, tu es Momoh van den Boogart et, en liminaire, que tu le veuilles ou non, l’aliquote de notre papa, tu as son caractère, son empreinte, maman t’a baillé le lait d’un faon mort en couche. Ton soudain débarquement lui a rendu vie, nolens, volens, tu as sauvé notre alma mater et soulagé ses seins encombrés.

-    Dis moi soeurette, dis moi ce que j’ai choisi en mon existence ?

-    Ce que tu as choisi, grand fadé ? Tu as choisi d’être un homme bon, sans pavois, avec des faiblesses et j’en suspecte plus d’une, mon tendre vilain. Pareil à notre vader, tu as choisi le cœur avant la raison. Faiblesse et naïveté ne sont pas gage d’innocence ! 

-        Ne suis-je donc qu’un ligot de défaillances ?

 

  Comme convenu Anne put fourbir et remeubler à son goût l’appartement qu’on leur avait libéré. Hugo lui accorda un estimable crédit ne lui demandant que de consigner avec précision les dépenses faites car il aimait tenir ses livres en bon ordre. Claire accompagna l’acheteuse chez un maître artisan de la petite cognée. Le plus doué des apprentis de Johann avait dessiné les équipements à fabriquer.

-    Et du bon bois qu’a passé l’hiver dehors, Mon Sieur Joop. Ma « sœur » est une dame de la ville mais moi je sais entendre les cirons bouffer l’encoignure !

Joop den Uyl était un homme sérieux mais jovial. Il siégeait depuis peu au Conseil général, digne représentant de la benjamine des Corporations brugeoises. C’est lui encore qui fournissait à l’oncle Johann les bois sur lesquels l’artiste peignait a tempera. On fixa le prix et les délais de livraison. La commande comprenait encore un berceau et deux faudesteuils à l’attention des patrons de la maisonnée.

 

  Quinze jours plus tard Hugo invita ses dames à l’unisson, Berthe, Claire et Anne. On se rendrait à Arras. Ils profiteraient de l’escorte rassurante d’une délégation commerciale se déplaçant en Artois. Celle-ci voyageait pour le compte des Medici, avec à sa tête Tomaso Partinari. 

-    Les Arrageois sont de fins tapissiers. Nous passerons commande ou, qui sait, dénichera-t-on une merveille qu’un noble n’a su payer. Je ne dis pas cela pour te chagriner, ma belle-fille, mais l’aristocratie n’entend rien aux finances, elle aurait même la fâcheuse habitude de dépenser au frais des autres et celle, moins délicate, d’oublier ses notes.

-    Ne crains tu pas pour la santé de la future maman ?

-    Mais non, vingt lieues, nous reposerons d’abord à Waregem chez l’ami Standaert, à Courtai chez Bartolomeo et à Lille chez le gros Wazemmes, de quoi dépayser notre Wallonne, p’is elle coincera son train sur de la paille comme la maman de Jésus. Son œuf est mollet mais bien accroché à son flanc.

-    Et s’il pleut ?

-    Sacrebleu, maman Berthe, prie le Ciel et brûle un cierge à Saint Médard ! Berthe, Berthe, tu t’inquiètes pour beaucoup de choses mais une seule est nécessaire (Luc 10/41).

-    Fiat voluntas tua.

-    Ita est ! On s’ébranle dans deux jours.

Anne n’avait que peu voyagé dans sa prime jeunesse. Les racines de sa famille (de Thuin, Hainaut) étaient certes provinciales mais depuis leur installation à Bruxelles les Thuin comptaient leurs sous et n’osaient entreprendre aucune expédition. Imaginer que leurs hotes puissent les recevoir, les régaler et les loger sans préavis fut une première surprise. Que les portes s’ouvrent dans la bonne humeur et la franchise, un deuxième étonnement !

A Waregem, Wil Standaert dirigeait un important atelier de tissage employant au moins une cinquantaine de personnes. Sa fabrique occupait le rez d’une authentique maison seigneuriale qu’il avait achetée à un baronnet en faillite. A l’étage une douzaine de gens se chargeait du service,  majordome, domestiques, cuisiniers et valets de chambre.

L’accueil des Bartolomeo fut certainement moins fastueux, il fallut partager les lits. Anne n’avait jamais croisé d’autres Juifs que les créanciers de son père. Ainsi que Momoh l’avait fait autrefois, elle visita l’atelier de l’ex-joaillier et verrier. L’Israélite y travaillait encore pour son plaisir. Il sous-traitait aujourd’hui la manufacture et la distribution de vaisselles et de services de table. La mode se répandait, les nantis ne se satisfaisaient plus de vulgaires souppes sur leur table. Seuls les chiens auraient pu se plaindre de ce progrès qui les privait de juteuses tranches de pain. Sa troisième surprise, elle la découvrit lors du repas. Bartolomeo, sa femme, sa fille se tenaient par la main en récitant une curieuse prière que son beau-père se permit de conclure par :

-    Donec eris felix, multos numerabis amicos.

-    Ad majorem Dei gloriam.

(Quand tu seras heureux, tu auras de nombreux amis). Elle n’avait jamais pensé que les Israélites puissent parler latin et osent s’attabler avec des Chrétiens.

Entre Courtrai et Lille une de ces pluies qui mouillent attrista les  voyageurs. Hugo semblait fâché du peu de rendement des jérémiades de son épouse.

-    Couvre bien la petite, tiens prends ma chappe, Clairette, colle toi à son épaule, frotte lui le dos. Berthe récite tes prières, Morbleu !

Anne découvrait en effets ce qui différenciait la Bourgeoisie et la Noblesse, petite ou grande. Ah ! Si ses amies de Bruxelles la voyaient ainsi bahutée à l’arrière d’une ordinaire carriole et ces gouttes qui chutent ! Vrai aussi que les voitures de l’Elite n’offrent pas meilleur confort et qu’en aristocratique véhicule elle aurait à coup sur fait sa couche prématurément. Là, Berthe avait installée sa bru sur un duvet de chaume qui absorbait les secousses de la route. Et puis, elle avait si peu vu le « monde ». La curiosité prenait le pas sur son amour-propre.

Les valets de Monsieur Wizemmes s’empressèrent de conduire nos passagers à leurs appartements.

Jean de Wizemmes affichait un air ravi. Ce dérangement à l’improviste le sortait d’une ennuyeuse routine et lui rendait sa gouaille d’autrefois.

-    Hugo van den Boogart, pourquoi n’as-tu pas engendré quatre fils. Ce que seraient nos journées ! Là, vois-tu, j’ai passé mon temps à parlementer avec de jeunes clients qui ne comprennent rien à mon commerce et qui ne s’intéressent qu’à l’addition. 

Ainsi ton petit a pris l’affaire en main, veinard, moi je souffre des gendres imbéciles qui ne sont bons qu’à vilipender et dissoudre ma fortune. Mesdames ! Oh ! Que là ! Il n’a pas chômé ton apprenti, en somme tu seras grand’père avant la Chandeleur ?

Ma Dame Berthe, quel infini plaisir d’enfin vous encontrer, vous aussi gentes filles. L’averse vous a surpris ? Moi je ne sors plus, mes fournisseurs font le trajet, mes détaillants revendent, j’encaisse. 

 

 

Le repas fut servi sur une majestueuse table de chêne madré, dans l’immense salle à manger du premier. Les quatre filles et beaux-fils du propriétaire se montrèrent curieux de la vie à Bruges. Le sommelier servait les boissons, les servantes déposaient les plats et les faisaient circuler en parfaite harmonie. Un musicien jouait de la harpe sous l’œil sévère d’un « palatin » ainsi que Wizemmes aimait à adresser son majordome.

Plus tard les dames se retirèrent dans leur chambre, Hugo et Jean finirent la nuit dans le pré carré du maître de maison, là où six ans plutôt ils avaient trouvé connivence.

-    Tu te souviens de la biture de ton gamin ?

-    La leçon lui a servi ! 

-    Ouaie, mais pas à nous ! Marie ! La mirabelle.

-    Je sens qu’on ne va pas fermer l’œil.

-    Et le bon !

La noblionne progressait dans l’institution des us bourgeois. Les marchands et commerçants paient contents, l’Aristocratie promet en vains et obséquieux mensonges. Si elle avait rêvé un sort plus brillant, elle appréciait le bien-être et le confort de ces fortunés commerçants. Ses beaux-parents se montraient discrets et chaleureux. La donzelle avait grandi dans un hôtel en ruine, héritage familial que son père, futile « toisonné d’or », s’avérait incapable d’entretenir. En hiver le froid s’installait jusqu’au fond du lit et par mauvais temps la pluie dégoulinait des tapisseries en lambeaux. Contrainte par un frugal ménage, la famille Thuin observait un interminable carême, mal servie par un laquais sournois au costume élimé. Quant aux Gens de leur Rang, ce n’était que jalousie et hypocrisie.  

 

 

A Bruges, chaque midi, la table était couverte de plats longuement mijotés par une cuisinière qui n’y crachait pas son mépris, une femme dévouée qui aime sincèrement ses employeurs. Berthe lui suggérait des recettes et trouvait toujours un légume inconnu pour surprendre ses convives. Car les Boogart recevaient sans façon, sans obscur dessein, pour le plaisir d’une gentille discussion ou pour faire suivre le repas d’une de ces prosopopées dont Johann demeurait l’étonnant marionnettiste.

Les veillées duraient long temps, surtout lorsque La Popelinière parlait de « ses » monastères plus très catholiques ou lorsque les Grecs évoquaient le souvenir de leurs cousins Cohn de Thessalonique, des Valeureux dont les frasques tordaient de rire l’attentive assemblée. Dans la pièce maîtresse il fait toujours bon, adossée au mur de soutien, la vénérable cheminée partage sa généreuse chaleur aux premières froidures d’octobre. Coté cuisine une servante alimente le feu. Un commis veille la bûche jusqu’au matin pour qu’on puisse séant recevoir ses œufs, sa soupe de courge où chacun naturellement mouille son pain.

Le soir personne ne crie misère sur l’argent qui manque ou sur les chandelles consumées. Pas besoin d’attendre jussion pour qu’au celherius (cellier) la vieille Radegonde remplisse un plein pichet d’hydromel que les femmes osent boire à la vue de tous. Si les hommes sont absents Berthe y va de ses Evangiles de la Quenouille, les commères pouffent et s’étranglent cachant des joues écarlates derrière leur broderie (racharne)qu’elles n’achèveront peut-être jamais. Les van den Boogart pourraient mener un train plus fastueux pareils à ces clinquants de Bruges et d’ailleurs, soucieux d’éblouir le voisinage, ils en auraient les moyens. Le patron a généreusement pourvu ses trois premières, cent mille gelds chacune et il en garde autant pour la cadette, ses en-cours paraissent considérables, ses réserves s’écoulent rapidement. Une guerre, la peste, les affaires restent  cependant fragiles mais chacun vit bien dans cette famille.     

 

 

Anne fut surprise de constater l’ennui qu’elle avait de son époux. Tant de déchirantes vérités avaient tiédi leurs embrasements mais elle savait son homme juste, gentil et attentionné.

-    Je ne mens jamais, lui avait-il juré avant de s’en aller, sauf par omission, ainsi que me l’a appris mon père adoptif.

Elle trouvait toujours quoi faire de ses heures lorsque papa Hugo ne convoyait pas son harem à Gand, à Arras ou même à Saint-Nicolas et quand Berthe n’invitait pas une famille de la rue Groenerei pour le « dîner », qui suivait la grand’messe dominicale.

-    Santé, lançait le patron, cul sec pour faire avancer l’hostie !

-    Hugo ! Grondait alors son épouse.

-    Bonum vinum laetificat cor hominis.

-    In saecula saeculorum, pardonne lui Seigneur !

Son mari faisait patienter les affamés en servant une piquette champenoise ce qui, aimait-il redire, mouillait agréablement l’hostie croupissant en chaque estomac car, pour communier, il fallait ne rien avoir mangé depuis la veille au soir. Jésus n’est pas une mouillette !

La future maman devenait trop ronde pour les escapades en camion. Satisfaite de sa silhouette, confiante en l’avenir, Anne ne manquait plus une leçon de l’oncle Johann. Claire l’y avait entraînée. L’occupation la distrayait. Elle prit l’habitude de s’asseoir avec les escholliers, fils et filles de ses belles-sœurs en détente, apprentis peintres, commis ou servantes en répit. Ici encore elle prenait conscience de la force d’une bourgeoisie aisée où l’éducation est chose admise pour males et femelles, même si parfois…

Johann variait les sujets soucieux de garder à vif l’insert de ses pupilles. La jeune femme découvrait bien plus que la lecture et l’art de fignoler ses hastes ou celui d’arrondir sa hampe, elle s’intéressait à l’histoire des Arts, à la philosophie, aux langues anglaise, italienne et allemande. Le Flamand négligeait volontairement le françois. Et en fin de leçon le collège oubliait ses Universaux pour une séance «participative» où Johann, pieux Chrétien mais libre anti-papiste, reprenait la Genèse du Monde et réécrivait les Testaments à sa façon. Une attitude qui contrastait avec sa rigueur habituelle.

-    Dame Anne, il ne vous est point interdit, ni par l’obstétricienne ni par Esculape, de vous essayer à la peinture ?

Elle ne se montra pas très patiente en cette discipline, l’odeur de la térébenthine lui tournait la caillette, s’excusa–t-elle. L’oncle lui proposa donc de l’initier au dessin, plus exactement au croquis.

En vingt coups de sa calame (plumes à encre), il ébaucha une élégante jupe assortie d’un avantageux corset.

-    Voyez, Gentille Dame, voila le patron d’un habit qui vous siérait joliment. Si Bruges a perdu sa splendeur, ses Halles aux draps offrent encore un choix unique de surprenants tissus que nous envient les Florentins de Sieur Medici. Vous y trouverez des merveilles. Par la cuisse de votre mère vous naquîtes en amont du torrent, par alliance vous échouez en aval mais sur la bonne rive, partant, trois sous vous suffiront pour ordonner à une ingénieuse et agile couturière coupe et taille d’un ensemble adapté à vos courbes aggravées. A vous d’en esquisser à votre idée.

-    Oncle Johann ?

-    Je t’écoute, malicieuse belle-nièce !

-    Et si vous peigniez mon portrait, ne serait-ce pas là un doux cadeau pour la rentrée de mon chevaucheur et la naissance prochaine du poupon ?

 

  Le peintre réfléchit un long moment. Il avait passé sa vie à figurer des saints et des saintes, Jésus, Marie, des scènes bibliques, en faisant quelquefois poser une agréable servante au seuil de la puberté mais il ne lui était jamais venu le projet de réaliser le moindre « portrait », reflet d’un proche. Etait-ce mal, songea-t-il ? Une femme ! Des souvenirs amers surgissaient. Un portrait ? Où se cachait le diable-qui-n’existe pas. Hutin dilemme ? Peindre une femme qui lui souvenait tant sa « perdue » ? Ou était-ce l’action de  portraiturer un être qui n’appartient ni à la mythologie chrétienne ni à sa noble clientèle? Van Eyck en réalisait mais il s’agissait de commandes lucratives qu’il ne pouvait diplomatiquement refuser. Il remua Socrate d’Attique, Platon d’Athènes, Saint Augustin de Tagaste, Saint Bernard de Fontaine-lès-Dijon et relut encore une nuit entière les commentaires de l’Impératrice Irène au sujet du concile iconoclaste de Nicée (787).

- Femmes, vous me faites tant souffrir !

L’artiste fit semblant d’oublier la proposition. Le lendemain en soirée il prit sa (belle-) sœur Berthe en aparté et lui posa franchement la question.

-    Serait-ce mal ?

-    Hugo, ton cadet, prétend que le mal c’est l’affaire du diable et que le diable c’est la terre entière sauf lui. C’est toi qui lui as bourré le mou avec ton charabia. Il est temps, vieux catho, que tu penses à créer tes propres œuvres. Que garderons-nous de toi lorsque tu auras réduit tes pinceaux pour t’en aller sucer les pissenlits ? Commence par cette finaude et si tu t’en sors mieux que tes kinderen, tu croqueras Claire…, et Momoh et le poussin en gestation… Je te vois le dedans, tu m’es transparent, tu t’interroges encore au sujet de ta femme qui a préféré une poutre à ton cou, va, dépose ton colis, tu n’es coupable de rien, la pauvre souffrait de délire mental. Et puis quoi, tu la trouves si charmante cette noblionne qu’il te vient des regrets, où est le mal, mon grand frère, crois-tu que je la laisserais aux mains d’un artiste au regard vicieux ? Toi et tes leçons ! Misère, par Saint Etienne, tu racontes à tes élèves qu’heur et malheur font la paire, que la souffrance n’a de « raison » que si on la partage avec la passion et le plaisir. Primum, vivere…

-    Deinde philosophari, que mon frère est béni de t’avoir choisie comme épouse.

-    Et une fois qu’elle aura pondu son marmouset, fais-nous en leur tableau, lui suçant goulûment sa papille et elle, benête, te souriant !

La sage femme n’avait apaisé qu’une moitié de son balancement. Bah ! Si sa conscience osait le troubler il se saignerait d’une confession dans un de ces « main à main » qu’il engageait parfois avec Dieu, son Vagabond céleste et Seigneur des Equilibres. 

Ainsi débutèrent les séances de poses. Les apprentis en bavaient des rondelles, leur Maître se révélant tardivement un talentueux portraitiste. Anne, Claire, Berthe, Hugo et mêmes les servantes, chacun prit sa pause. Johann s’était converti à la peinture à l’huile et au cadre de lin. Il ne lui fallait qu’une dizaine de jours pour achever une toile. Sans remords, il abandonna une commande en cours à ses disciples.

-    Vous voila bientôt au terme de vos quatre années, allez-y, Saint Sébastien vous observe, je me réserve  la face de Notre Seigneur Jésus et vous confie le reste de la Sainte Famille, ne me décevez point ! Mais vous verrez, c’est sur le bœuf que vous allez souffrir ! Pour l’âne copiez une de nos mules, personne ne verra la différence !

 

Ses disciples se montrèrent à la hauteur de cette soudaine confiance. Sauf pour l’âne et le bœuf que le Maître du achever lui-même. Il ne put s’empêcher de faire sourire le baudet, manière bizarre de balayer définitivement les restes d’une  angoisse métaphysique.

-    Mon Johann, Mon Grand Frère, pourquoi avoir attendu si longtemps, tu sous-estimes ta richesse, regarde tes amis Jan, Memling, Kranach l’allemand, lorsque la folie les saisit ils oublient les règles académiques qui nouent les viscères et ça devient admirable. Toi le plus «éthique» de ta profession, tu auras vécu à l’ombre de ton génie,… à l’ombre d’un géant ?

-    N’exagère pas, frérot !

-    Non mon grand, tu n’auras donné à cette putain de monde qu’un aperçu de ton autorité, pas plus du vingtième ! Chuis qu’un marchand mais je sais la valeur du Beau.                        

  Un complot révolutionnaire allait bientôt troubler leurs vivantes soirées. Anne fit adroitement basculer Claire à son bord, la cadette se chargea ensuite de peaufiner l’audacieux projet avant de le présenter à une famille éberluée : Hugo, Johann, Berthe, servantes, commis et apprentis devenus soudainement muets.

-    Et si nous abandonnions le potager pour en faire un espace d’agrément avec des plantes et des fleurs variées et colorées ?

-    Et une tonnelle, souffla l’âme damnée.

-    Et du lierre qui grimpera le long de la façade.

Forte de son expérience en matières de patron, Anne avait préparé une série de dessins croqués de la plus chatoyante manière. Le boulevard coté canal y prenait l’aspect d’un jardin botanique.

-    Tiens ma térébenthine ne te tourne plus la caillette !

Johann lançait la contre-attaque.

Claire fit circuler les esquisses.

-    Oui. Et si nous voulons organiser une fête pour le baptême du bébé ? Hugo fut le deuxième à retrouver sa voix.

-    Ah ! Et tous ces ouvriers qui viendront nous infester.

-    Et piétiner le potager…

-    Fouiller dans mon atelier…

-    Maculer le linge qui sèche…

-    Ca va nous coûter au moins…

Là, Johann redevenait le personnage suspicieux d’autrefois. Il craignait que des importuns distraient son travail. Hugo rêvait déjà d’une somptueuse réunion pour la naissance de son petit-fils,…

-    Moi j’aime bien mon jardinum, soupira Berthe un peu tristounette à la perspective d'un arrachage sauvage de ses laitues, céleris, poireaux…

-    Et on n’aura plus notre rhubarbe pour les tartes ?

Ici c’est une servante qui osa jeter son grain de sel et se mêler des oignons qui ne lui appartenait pas.

-    Est-ce la saison pour planter ?

-    Johann, l’hypogée de votre épouse sera le cœur du jardin, personne ne troublera son repos.

Anne savait qu’elle prenait là un risque en s’adressant au vieux solitaire, ignorant trouble-fêtes et piétailles.

Je crois qu’elle aurait aimé que vous l’entouriez  de  fleurs.

Il y eut un étrange silence. L’ultime argument entraîna l’assemblée aux frontières du mystère, au royaume des Saints. La raison perdit pied.

-    Si Johann est d’accord, prenez tout, maudites femelles mais pas la rhubarbe ! Hugo tranchait ! Pas-la-rhu-bar-be ! 

Les paysagistes en herbe acceptèrent l’avantageux compromis, en particulier en faveur de cette rhubarbe qui se marierait fort bien avec l’environnement et qui, rhubarbe, par une fantaisie de la nature, stimule la floraison de son entourage. Les comparses firent front et siège commun face aux ridicules poireaux et à la citronnelle qui pourtant chassait les moustiques. Une semaine plus tard Rudolf Lubers se mit au travail, secondé par une cohorte de turbulents ouvriers. Ce contrat lui plaisait, le soir, dans les chaumières de Bruges, les bourgeois en parleraient à leurs affinités, d’abord ils se moqueraient de tant de frais inutiles et puis le tisonnier remuant la braise, une bûche sous le landier de la cheminée, les uns imagineraient derrière leur chez eux un identique jardin d’agrément.

- Les modes ont du bon, se réjouissait le paysagiste.

L’approche de la mauvaise saison lui faisait souci. Il choisit des végétaux complaisants et robustes et prévint ses commanditaires qu’elles devraient patienter jusqu’à la reverdie pour que l’hortillonnage atteigne son acmé.

-    Tant mieux !

-    Et les canards ne vont-ils pas s’envoler pour des cieux plus cléments ?

-    Je choisirai de jeunes adultes, on leur taillera le bout d’une aile et nous leur bâtirons un abri de fortune, il vous suffira de les approvisionner pour en faire d’augustes paresseux !

 

  Il y avait de quoi occuper une escouade de pépiniéristes et horticulteurs. Pas moins de cent pieds (30 mètres) entre le canal Peerden et le flanc des deux maisons Boogart, deux cents de largeur (60). Sur la rive opposée du canal,  le vaste clos du Béguinage offrait une évasure paisible et ombragée. L’architecte créa une pièce d’eau intérieure qui communiquerait avec le canal par une abée, il prendrait le soin ingénieux d’en adoucir l’écoulement. Il fallut creuser l’épaisseur à des niveaux successifs et construire deux ou trois paliers. Halicarnase, conseillé par son ami Hippodamos de Milet, établit un périmètre de sécurité à l’endroit supposé où gisait la pendue.     

Johann s’enferma dans son atelier avec ses apprentis. Claire et Anne chaussèrent de lourds sabots pour superviser de près les remuantes opérations.

- Des nénuphars !

- Et des canards !

- Et des poissons !

- N’oubliez pas le lierre aux pieds des façades.

Du solier (étage), constipée à sa fenêtre, Berthe lâcha quelques larmes en criant «contre» sa servante qui oubliait de sauver trois salades et un rang d’oignons.

- Et les poireaux ! Dis leur de ne pas écraser la rhubarbe.

La saison basculait, un matin sur deux le chantier se transformait en un inquiétant bourbier. Il en fallait plus pour décourager ces innovatrices qui prenaient un étrange plaisir à piétiner la gadouille. Hugo, lui, se réfugia à l’auberge de la Madeleine où, à l’heure du quadrillion, il retrouvait son vieux camarade Paulus le Maïeur qui se soignait à l’absinthe.

-    Tu dois dépenser des fortunes avec ta plantation de nénuphars ?

-    Pas tant que ça, et puis mes filles sont casées, sauf la Clairette, mon gamin mène la barque dans sa bonne direction. Johann contribue aux frais, il a finalement daigné  sortir une poignée de gelds de sa poche.

-    Eh ! C’est ta bru qui l’a mis dans sa poche à elle, plaisanta le bourgmestre ravalant sa morgue. Remarque, moi, mon héritier fait le joli coeur à Anvers et néglige le chantier naval, faudrait que je reprenne l’affaire, que je m’installe là-haut, si…

-    La Madelon, viens nous servir à boire,…

A son passage le bourgmestre fila un claque sur les fesses de la tenancière bien qu’elle ne soit plus d’une grande fraîcheur.

- Vous n’avez pas de quoi vous occuper ailleurs à c’tt’heure ? Peloter le derrière d’une grand’maman !

- T’es mère-grand, la Mado ? Et depuis quand ?

- Depuis la rosée d’c’matin, mes obsolètes fainéants.

- Tournée générale, gueula Ruysbroeck.

L’échansonne avait été l’une des plus belles filles d’Arras. Son père Jean-Baptiste Cousteyin, astrologue de profession, ne s’était jamais enrichi. Sa femme mourut peu après la naissance de leur fille.  A l’aube de sa quinzième année, une splendide chevelure boucanée, des yeux clairs et un teint abricot donnent à la gamine un air de madone aux rondeurs malicieuses, rondeurs qui éperonnent déjà complimenteurs et galants. Cousteyin, lui, s’est ruiné dans la boisson négligeant sa progéniture. 

 

Mado s’amourache d’un soldat d’origine anglaise que par malheur politique le conseil communal lui interdit d’épouser, alors même que son éthylique de père arrange un mariage avec un sagouin supposé nanti. Là voilà forcée d’accepter un charlatan qui oriente son commerce vers les eaux minérales avant de se relancer dans celui plus lucratif des liqueurs. Avec les années la femme perd de sa grâce mais son regard demeure prenant. Accablé de dettes et prisonnier de combinaisons douteuses, l’odieux mari offre Mado à son banquier en guise de maîtresse ! Peu de temps après, le rusé « cocu » porte plainte pour « dérèglement de conjugalité ». Heureusement le juge démonte cette grossière intrigue, rend justice, acquitte le prêteur mais annule la dette du pervers époux. Selon la loi, Mado est fouettée sur le cul (bacul) et fait amende honorable, un cierge entre ses mains, agenouillée, nue, face au Christ en la chapelle d’un couvent où on la garde enfermée. Têtu, son Anglais la retrouve. Hélas, une nuit de pleine lune, l’abbesse surprend leurs jeux immoraux. Le magistrat, pourtant compréhensif jusqu’ici, fait incarcérer la diablesse dans un endroit sinistre où elle porte cinq jours le carcan. L’amant doit, lui, jeûner quarante jours, au pain et à l’eau. Emu par tant de malchance et peut-être encore par le charme de la donzelle, le magistrat décide d’aider cette malheureuse et la fait transférer dans une chartreuse où règne une morale libertine. Là elle subira d’innommables sévices. Son soupirant amaigri, mais toujours obstiné, apprend qu’elle attend un enfant. Une fois libre, il organise alors promptement l’évasion de son aimée. Ensemble les fuyards se referont une vie sous de vierges identités.

C’est un des mystères de Bruges et des Brugeois, ville catholique sinon papiste, ses habitants sont des bigots qui croient à la confession et au pardon du Très-Haut. Chacun sait le calvaire de cette marchande de vin, on en parle lorsqu’il faut prévenir une jouvencelle des dangers qu’engendre une ardente passion. L’évêché aurait voulu qu’on chasse l’intruse. A l’époque le Conseil communal s’y opposa unanimement ainsi qu’en témoigne le procès-verbal de la séance tenue à la Stadhuuse de Bruges le 29 août de l’an 1420. Dans cette affaire, Berthe, jeune épouse Boogart et arrageoise de naissance, avait joué un rôle actif mais discret dans la défense de Mado Cousteyin devenue Mado Loos. 

Publicité
Publicité
Commentaires
Au gré de la plume
Publicité
Archives
Publicité